La tradition chrétienne est fondée sur un paradoxe apparent qui a tourmenté la conscience de l’Église pendant deux millénaires : la tension entre un Évangile de Paix, incarné par les enseignements du Christ sur la non-violence et l’amour des ennemis , et la réalité historique de la participation des chrétiens à la guerre, voire de sa justification théologique. Cette dichotomie n’est pas une simple contradiction, mais un problème théologique profond. La théorie de la guerre juste, ou bellum iustum, représente la tentative la plus soutenue et la plus sophistiquée de la pensée chrétienne pour naviguer entre les écueils de deux extrêmes : le pacifisme absolu, qui risque l’abdication politique face à l’injustice flagrante, et le réalisme amoral, qui considère la guerre comme un simple instrument de puissance, vide de toute contrainte éthique.
Cet article soutient que la tradition de la guerre juste, loin d’être une idéologie belliciste ou une relique obsolète, constitue un cadre de raisonnement moral indispensable. Sa fonction théologique première n’est pas d’autoriser la guerre, mais au contraire de la restreindre sévèrement, en fournissant une grammaire pour l’exercice de la responsabilité politique dans un monde déchu. Elle se dresse comme un rempart éthique contre le nihilisme moral du réalisme et l’irresponsabilité potentielle du pacifisme, en orientant l’usage de la force — lorsqu’il s’agit d’un dernier recours inévitable — vers la restauration d’une paix juste, ce que saint Augustin nommait la tranquillitas ordinis, la tranquillité de l’ordre. Pour ce faire, nous tracerons la trajectoire intellectuelle et théologique de la doctrine, de ses origines pré-chrétiennes à sa transformation par les Pères de l’Église, sa systématisation par les Scolastiques, sa sécularisation en droit international, et sa réévaluation critique face aux défis sans précédent du XXIe siècle.
I. Fondations Antiques et Transformation Chrétienne
Les Racines Païennes de la Justice Martiale
L’impulsion visant à réguler moralement la guerre n’est pas une exclusivité occidentale. Des traditions anciennes témoignent d’une préoccupation universelle pour la légitimation et la limitation des conflits armés. En Égypte ancienne, la guerre était conçue comme l’exécution de la volonté divine, conférant au Pharaon une légitimité exclusive pour initier un conflit juste afin de maintenir Maât, le principe d’ordre et de justice. De même, l’épopée hindoue du Mahabharata offre l’une des premières discussions écrites sur la « guerre juste » (dharma-yuddha), établissant des critères stricts de proportionnalité (les chars n’attaquent que les chars), de moyens justes (interdiction des flèches empoisonnées) et de juste cause (ne pas attaquer par colère).
Cependant, les sources directes de la tradition occidentale se trouvent dans le monde gréco-romain. Les réflexions de Thucydide sur la Guerre du Péloponnèse, notamment le débat sur le sort de la cité de Mytilène, révèlent une conscience précoce de la légitimité et de la conduite des hostilités, où la pitié et la réflexion sur la cruauté d’une décision purement pragmatique émergent. C’est toutefois l’homme d’État et philosophe romain Cicéron qui, dans son traité De Officiis, a fourni la première formulation systématique de la doctrine en Occident. S’appuyant sur les pratiques juridiques et religieuses romaines, Cicéron a posé des principes fondateurs qui seront directement hérités par la pensée chrétienne : une guerre ne peut être juste que si elle a une cause juste (causa justa), telle que la réparation d’une injustice ou la défense contre une agression, et si elle est formellement déclarée par une autorité légitime (auctoritas) après une demande de réparation restée sans réponse. La pensée cicéronienne constitue le socle juridique et philosophique sur lequel l’édifice théologique chrétien sera érigé.
Le Pacifisme Primitif et le « Tournant Constantinien »
L’Église des premiers siècles était, dans sa grande majorité, pacifiste. Cette position découlait d’une interprétation littérale des commandements du Christ, tels que « tendre l’autre joue » et « aimer ses ennemis ». Des Pères de l’Église comme Tertullien affirmaient qu’un chrétien ne pouvait être soldat, car le service militaire impliquait l’idolâtrie (le culte de l’empereur) et l’effusion de sang, actes incompatibles avec le baptême. Cette éthique de la non-violence était cohérente pour une communauté qui se percevait comme une société de pèlerins, distincte des puissances de ce monde et souvent persécutée par elles.
La conversion de l’Empire romain sous Constantin au IVe siècle a provoqué une crise théologique et politique majeure pour cette éthique pacifiste. Les chrétiens, désormais non seulement citoyens mais aussi dirigeants de l’État, se trouvaient confrontés à la responsabilité de défendre la res publica. Ce fut saint Ambroise de Milan, évêque et ancien gouverneur romain, qui orchestra le « tournant constantinien » de l’éthique martiale. S’inspirant explicitement du De Officiis de Cicéron, qu’il adapte dans son propre De officiis ministrorum, Ambroise a redéfini la défense de la patria romaine contre les menaces barbares non plus comme une simple nécessité politique, mais comme un devoir de charité chrétienne.
Ce changement de paradigme ne fut pas un simple compromis politique, mais un développement théologique profond. Face à un conflit de devoirs — le précepte de non-violence contre l’obligation de protéger les innocents —, Ambroise a élargi le concept de charité. Il a soutenu que celui qui ne repousse pas une injustice menaçant son frère, alors qu’il le peut, est aussi coupable que celui qui la commet. La charité n’est donc pas seulement une non-malfaisance passive, mais une protection active du prochain. Dans cette perspective, l’usage de la force, dans des circonstances extrêmes et pour défendre les faibles, n’est pas une exception à la charité, mais l’une de ses expressions les plus exigeantes et tragiques. Cette réinterprétation a permis de « baptiser » la tradition romaine, en faisant de la défense de l’Empire, désormais perçu comme le vaisseau temporel de la chrétienté, un impératif moral pour les chrétiens.
II. L’Élaboration d’une Doctrine Chrétienne
La Synthèse Augustinienne : La Guerre comme Triste Nécessité
Saint Augustin d’Hippone est universellement reconnu comme le père de la tradition chrétienne de la guerre juste. Dans des œuvres majeures comme La Cité de Dieu et dans sa correspondance, il a absorbé le cadre cicéronien mais l’a fondamentalement réorienté d’un point de vue théologique. Pour Augustin, la guerre n’est jamais un bien en soi. Elle est une conséquence tragique du péché originel qui a fracturé la famille humaine, une « triste nécessité » à laquelle les hommes sages ont recours avec regret pour contenir le mal et protéger les innocents.
La contribution centrale d’Augustin est la redéfinition du but ultime (telos) de la guerre. Alors que pour Cicéron, l’objectif était la sécurité et la gloire de Rome, pour Augustin, le seul but légitime de la guerre est la paix. Il ne s’agit pas de n’importe quelle paix, mais de la tranquillitas ordinis, la « tranquillité de l’ordre ». Ce concept ne désigne pas simplement l’absence de conflit, mais une concorde bien ordonnée où chaque chose occupe la place qui lui revient selon le dessein de Dieu. Cette finalité théologique imprègne toute la doctrine, en particulier le critère de l’intention droite (intentio recta). Une guerre ne peut être menée par cupidité, par vengeance ou par désir de domination, mais uniquement avec la douloureuse intention de restaurer un ordre juste et pacifique. Augustin inscrit également la guerre dans une théologie de l’histoire, la considérant à la fois comme un châtiment pour le péché et comme un remède paradoxal, un instrument de la Providence divine pour punir les méchants et éprouver la foi des justes.
La Systématisation Scolastique de Thomas d’Aquin
Plusieurs siècles plus tard, saint Thomas d’Aquin a doté la tradition de sa structure philosophique la plus systématique et la plus durable dans sa Somme Théologique. Dans la question 40 de la Secunda Secundae, il aborde le sujet de la guerre. Son choix de placer cette discussion non pas dans le traité sur la justice, mais dans celui sur la charité (caritas), est d’une importance théologique capitale. Ce faisant, il renforce l’intuition d’Ambroise et d’Augustin : l’usage juste de la force est un acte motivé par l’amour du prochain et la protection du bien commun contre un péril grave.
L’Aquinate a formalisé les critères du jus ad bellum (le droit d’entrer en guerre) en trois conditions devenues canoniques :
Auctoritas Principis (Autorité du Prince) : La guerre doit être déclarée par une autorité publique souveraine, chargée du bien commun. Elle ne peut être l’affaire de personnes privées, car celles-ci peuvent recourir aux tribunaux pour faire valoir leur droit. Ce principe vise à empêcher les vendettas privées et l’anarchie.
Causa Justa (Cause Juste) : L’ennemi doit être attaqué « en raison de quelque faute ». Cela signifie que l’adversaire doit avoir commis une injustice grave (comme une agression, la spoliation d’un bien) et refuser de la réparer. La guerre est ainsi conçue comme un acte quasi judiciaire visant à punir une faute et à restaurer un droit bafoué.
Intentio Recta (Intention Droite) : L’intention du belligérant doit être de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. Le but ultime doit être d’établir une paix juste, et non la vengeance, l’enrichissement ou la cruauté. Ce critère internalise l’exigence morale, scrutant les motivations profondes de celui qui prend les armes.
Développements Modernes : De Salamanque à Grotius
La découverte des Amériques au XVIe siècle a posé un défi inédit à la tradition, obligeant les théologiens à réfléchir aux droits des peuples non chrétiens. Les scolastiques espagnols de l’École de Salamanque, notamment Francisco de Vitoria et Francisco Suárez, ont relevé ce défi en élargissant la doctrine de la guerre juste pour en faire une théorie naissante du droit international, ou ius gentium (droit des gens). Ils ont affirmé que tous les peuples, y compris les « Indiens » d’Amérique, possèdent des droits naturels en vertu de leur humanité commune. Vitoria, dans ses Relectiones, a rejeté de manière célèbre la différence de religion ou la gloire de l’empereur comme causes justes de guerre, limitant celle-ci à la défense contre la violation de droits naturels, comme le droit de voyager et de commercer pacifiquement.
Ce développement révèle une dynamique interne puissante au sein de la tradition : ses principes fondamentaux de justice et de droit sont intrinsèquement universels. La doctrine, née dans le contexte particulier de la défense de la res publica romaine puis de la chrétienté, a été contrainte par sa propre logique à s’universaliser. L’École de Salamanque a initié le passage d’un droit pour les chrétiens à un droit pour l’humanité, fondé sur la loi naturelle accessible à la raison. Le juriste hollandais Hugo Grotius, au XVIIe siècle, a achevé ce processus en sécularisant la doctrine, la détachant de ses fondements exclusivement théologiques pour la baser sur une loi naturelle rationnelle, la rendant ainsi acceptable dans une Europe post-Réforme divisée par les confessions. Cette trajectoire, d’un cadre théologique particulier à un cadre juridique universel, démontre la puissance intellectuelle et l’adaptabilité de la tradition.
III. La Tradition de la Guerre Juste à l’Épreuve de la Modernité
Pour analyser les défis contemporains, il est essentiel de disposer d’un cadre clair des principes classiques de la tradition. Le tableau suivant synthétise les critères du jus ad bellum (droit d’entrer en guerre) et du jus in bello (droit dans la conduite de la guerre).
Critère | Jus ad Bellum (Droit d’entrer en guerre) | Jus in Bello (Droit dans la conduite de la guerre) |
Autorité | Déclarée par une autorité publique légitime et souveraine. | Les combattants doivent agir sous une chaîne de commandement responsable. |
Cause Juste | En réponse à une injustice grave, durable et certaine (ex. légitime défense). | Les actions doivent être dirigées contre des cibles militaires légitimes. |
Intention Droite | Viser la restauration d’une paix juste, non la vengeance ou la conquête. | Les actions doivent être menées avec l’intention de vaincre l’ennemi, non de nuire sans raison. |
Dernier Recours | Toutes les options pacifiques et viables ont été épuisées. | La force utilisée doit être nécessaire pour atteindre l’objectif militaire. |
Proportionnalité | Le bien attendu de la guerre doit l’emporter sur les maux qu’elle causera. | Les dommages collatéraux infligés aux non-combattants ne doivent pas être excessifs par rapport à l’avantage militaire direct et concret attendu. |
Chances de Succès | Il doit y avoir une probabilité raisonnable d’atteindre les objectifs justes. | N/A |
Discrimination | N/A | Les non-combattants et les infrastructures civiles ne doivent pas être ciblés intentionnellement. |
Interdiction des Mala in Se | N/A | Les actes intrinsèquement mauvais (torture, viol, massacre de prisonniers) sont interdits en toutes circonstances. |
Le Renouveau du XXe Siècle : Ramsey et Walze
L’avènement des armes nucléaires, capables d’une destruction indiscriminée à une échelle inimaginable, a provoqué une crise existentielle pour la tradition et a suscité son renouveau au milieu du XXe siècle. Le théologien méthodiste Paul Ramsey a été une figure de proue de ce mouvement. Il a soutenu que l’éthique chrétienne, et plus spécifiquement le commandement de l’ « amour du prochain » (neighbor-love), fournissait à la fois la justification de la guerre (protéger le prochain innocent de la tyrannie) et sa limitation la plus stricte. Ramsey a insisté sur le fait que même à l’ère nucléaire, les principes du jus in bello de discrimination et de proportionnalité devaient être maintenus. Cela l’a conduit à une critique virulente des stratégies de dissuasion basées sur la destruction mutuelle assurée (MAD) et les frappes « contre-cités », qu’il considérait comme intrinsèquement immorales car elles ciblaient directement les non-combattants.
La guerre du Vietnam a, quant à elle, incité le philosophe politique Michael Walzer à rédiger son ouvrage fondamental, Just and Unjust Wars, qui est devenu l’articulation séculière la plus influente de la théorie. Walzer fonde son argumentation non sur la théologie mais sur un « paradigme légaliste » basé sur les droits des États (souveraineté politique, intégrité territoriale) et des individus. Pour lui, l’agression est le crime international par excellence. Son œuvre explore des concepts clés tels que des critères stricts pour l’intervention humanitaire et la notion d’ « urgence suprême », une situation où les règles de la guerre pourraient être transgressées face à une menace imminente et catastrophique pour la survie d’une communauté politique. Il applique ce concept de manière controversée au bombardement des villes allemandes par la Grande-Bretagne pendant la Seconde Guerre mondiale, qu’il juge en grande partie injustifié, sauf peut-être au tout début de la guerre, lorsque la défaite semblait imminente.
Les Nouveaux Visages de la Guerre
Les conflits contemporains présentent des défis qui mettent à rude épreuve les catégories classiques de la tradition.
La Guerre contre le Terrorisme et l’Acteur Non Étatique : Les attentats du 11 septembre 2001 et la « guerre contre le terrorisme » qui a suivi ont remis en cause le modèle stato-centré de la théorie. Le jus ad bellum a été conçu pour régir les relations entre États. Son application à des conflits avec des acteurs non étatiques comme Al-Qaïda est problématique. Cela a conduit au développement de la doctrine controversée du « non-désireux ou incapable » (unwilling or unable), qui postule qu’un État peut utiliser la force sur le territoire d’un autre État si ce dernier n’est pas disposé ou n’a pas la capacité de réprimer une menace terroriste émanant de son sol. Cette doctrine soulève des questions fondamentales sur la souveraineté et le principe de nécessité.
Guerre Asymétrique, Drones et Cyberguerre : Les guerres asymétriques, où les distinctions entre combattants et non-combattants sont souvent floues, rendent le principe de discrimination difficile à appliquer. L’utilisation de drones armés soulève des questions de proportionnalité et de distance psychologique, l’opérateur étant physiquement éloigné de l’acte de tuer. La cyberguerre introduit de nouvelles ambiguïtés : qu’est-ce qui constitue une « attaque armée » dans le cyberespace ? Comment appliquer les principes de justice dans un domaine non physique ?
Les Systèmes d’Armes Létaux Autonomes (SALA) : Le défi le plus radical provient des SALA, ou « robots tueurs ». Ces systèmes ouvrent la perspective de machines prenant des décisions de vie ou de mort sans contrôle humain direct. L’analyse se concentre sur la question de savoir si les SALA peuvent se conformer aux principes du jus in bello de discrimination et de proportionnalité. Les partisans soutiennent qu’ils pourraient être plus éthiques que les humains, car ils sont dépourvus d’émotions comme la peur ou la vengeance qui peuvent obscurcir le jugement. Les critiques, en revanche, affirment qu’ils manquent du jugement humain nécessaire pour des décisions éthiques complexes et que leur utilisation violerait la dignité humaine.
Cette évolution technologique a provoqué un glissement majeur dans le centre de gravité de la théorie. Historiquement, de Cicéron à l’époque moderne, l’accent était mis sur le jus ad bellum : le droit du souverain de faire la guerre. Les horreurs des guerres totales du XXe siècle ont déplacé l’attention vers le jus in bello : la manière dont la guerre est menée. Les technologies contemporaines, en particulier les SALA, poussent cette logique à son paroxysme, créant une crise de la responsabilité morale. La tradition repose sur l’agentivité morale d’acteurs humains (dirigeants, soldats). Si les décisions létales sont déléguées à des algorithmes, la chaîne de responsabilité est rompue. Qui est responsable lorsqu’une arme autonome commet une erreur ? Le programmeur ? Le commandant ? Le fabricant ? Cette question ne représente pas seulement un nouveau scénario à évaluer, mais une attaque contre le fondement même de la théorie : l’hypothèse de l’agentivité morale humaine. Toute défense contemporaine de la tradition de la guerre juste doit donc aussi être une défense d’un contrôle humain significatif sur les instruments de violence.
L’Émergence de Nouveaux Cadres Normatifs
L’Intervention Humanitaire et la « Responsabilité de Protéger » (R2P) : Les génocides au Rwanda et à Srebrenica dans les années 1990 ont conduit au développement de la doctrine de la R2P, adoptée à l’unanimité par les Nations Unies en 2005. La R2P stipule que la souveraineté n’est pas un droit absolu mais une responsabilité. Si un État « manque manifestement » à son devoir de protéger sa population contre les atrocités de masse (génocide, crimes de guerre, nettoyage ethnique, crimes contre l’humanité), la communauté internationale a la responsabilité subsidiaire d’intervenir, y compris par la force en dernier recours. La R2P peut être comprise comme une incarnation moderne de la causa justa pour l’intervention humanitaire. Son application reste cependant problématique. Le contraste entre l’intervention en Libye en 2011, souvent citée comme une application (controversée) de la R2P, et l’inaction face à la crise syrienne, met en évidence comment les intérêts géopolitiques et le droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU entravent sa mise en œuvre.
Jus Post Bellum, Le Troisième Pilier : De plus en plus de théoriciens soutiennent que la structure bipartite traditionnelle (ad bellum, in bello) est incomplète. Un troisième pilier, le jus post bellum (justice après la guerre), est nécessaire pour régir la fin du conflit et la transition vers une paix durable. Cela inclut des principes pour la reconstruction, la réconciliation, les tribunaux pour crimes de guerre et la restauration de la souveraineté. L’objectif ultime d’une guerre juste doit être un « meilleur état de paix » que celui qui prévalait auparavant. Ce nouveau domaine explore la tension entre les objectifs du jus post bellum, comme la construction de la nation et la démocratisation, et le principe de souveraineté de l’État vaincu. Des critiques se sont également élevées, considérant que des projets ambitieux de reconstruction post-conflit peuvent se transformer en une forme d’impérialisme libéral, imposant des modèles politiques et économiques étrangers et violant le principe de probabilité de succès en raison de leur complexité immense.
IV. Entre Pacifisme, Réalisme et Paix Juste
La tradition de la guerre juste se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins, confrontée à des critiques fondamentales venant de plusieurs horizons. Pour saisir sa pertinence contemporaine, il est nécessaire de la situer par rapport à ses principaux contradicteurs.
Vue d’ensemble des Critiques de la Tradition de la Guerre Juste
Position Critique | Argument Fondamental | Réponse de la Tradition de la Guerre Juste (selon cet article) |
Réalisme | Les catégories morales ne s’appliquent pas à la guerre, qui est un pur instrument de la puissance de l’État. | Nie l’agentivité morale des acteurs politiques et ouvre la voie à une violence sans limites. La tradition insiste sur le fait que le pouvoir doit être soumis au droit. |
Pacifisme (Yoder/Hauerwas) | Le témoignage chrétien est intrinsèquement non-violent. La participation à la violence de l’État est une trahison constantinienne de l’Évangile. | Bien qu’il soit un témoin prophétique vital, ce pacifisme peut conduire à une abdication de la responsabilité de protéger les innocents, abandonnant la sphère publique au réalisme. |
Magistère Récent (Pape François) | Les armes modernes rendent les critères (notamment la proportionnalité) pratiquement impossibles à remplir. La théorie est constamment abusée pour justifier des guerres injustes. | Il s’agit d’un jugement prudentiel sur l’application, non d’un rejet de la logique. La tradition, correctement appliquée, sert précisément à démontrer pourquoi presque aucune guerre moderne n’est juste, agissant comme un outil de critique. |
Paix Juste (Just Peace) | L’accent devrait être mis sur les pratiques proactives de construction de la paix, et non sur des critères réactifs pour la guerre. | Un complément nécessaire et précieux, mais non un substitut. La Paix Juste fournit les outils pour remplir le critère du « dernier recours », mais la guerre juste reste le cadre éthique pour le moment tragique où ces outils échouent. |
Réponse aux Critiques Contemporaines
La critique pacifiste, notamment celle des théologiens anabaptistes comme John Howard Yoder et Stanley Hauerwas, soutient que la tâche politique première de l’Église est d’être l’Église — une communauté alternative et non-violente qui incarne les « politiques de Jésus ». Dans cette optique, le « tournant constantinien » qui a embrassé l’épée est une chute, une trahison. Si cette ecclésiologie offre un témoignage prophétique indispensable, elle risque de prôner un retrait de la responsabilité politique pour le bien commun, laissant le champ libre à ceux pour qui la force n’a pas besoin de justification morale.
La critique la plus percutante vient peut-être de l’intérieur même de la tradition catholique, avec l’encyclique Fratelli Tutti du Pape François. Son affirmation selon laquelle il est « très difficile de nos jours d’invoquer les critères rationnels élaborés les siècles précédents pour parler d’une possible ‘guerre juste’ » semble sonner le glas de la doctrine. Cependant, une lecture attentive suggère qu’il s’agit moins d’un rejet définitif de la logique de la tradition que d’un jugement prudentiel sévère sur son applicabilité à l’ère des armes de destruction massive et de sa manipulation cynique par les États. La critique du Pape François, loin d’invalider la théorie, peut être vue comme son application la plus rigoureuse : les critères sont si stricts que, face à la réalité de la guerre moderne, ils conduisent presque toujours à une conclusion négative. La valeur contemporaine de la tradition réside donc moins dans la justification de la guerre que dans sa capacité à en démontrer l’injustice.
Enfin, le cadre émergent de la « Paix Juste » cherche à déplacer le centre de gravité théologique de la justification de la guerre vers des pratiques proactives de consolidation de la paix, de transformation des conflits et de réconciliation. Cette approche est non seulement compatible avec la tradition de la guerre juste, mais elle en est un complément essentiel. La Paix Juste donne un contenu concret et pratique au critère du « dernier recours ». Elle offre l’ensemble des outils qui doivent être épuisés avant que le recours à la force puisse même être envisagé. Cependant, elle ne remplace pas la nécessité d’une éthique pour le moment tragique où, malgré tous les efforts, la violence injuste submerge une communauté.
V. En conclusion
La théologie de la guerre juste n’est pas un recueil de réponses faciles, mais une grammaire pour la délibération morale dans les circonstances les plus sombres. Dans un monde marqué par le péché et la violence, elle occupe l’espace difficile mais nécessaire entre la pureté morale du pacifisme et le pragmatisme cynique du réalisme. Sa valeur durable ne réside pas dans sa capacité à rendre la guerre « bonne », mais dans son insistance sur le fait que même en enfer, le droit et la morale ne se taisent pas. Au contraire, ils deviennent plus nécessaires que jamais pour retenir le mal, protéger les innocents et maintenir ouverte la possibilité d’un retour à la tranquillitas ordinis.
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