Loin de constituer une pratique archaïque, confinée aux marges de l’histoire ecclésiale primitive, l’érémitisme représente un charisme pérenne et prophétique au sein du christianisme. Il incarne, dans sa forme la plus radicale, l’appel évangélique à tout quitter pour suivre le Christ. Cet article se propose de mener une investigation approfondie des origines historiques, de la signification théologique et du statut canonique contemporain de cette forme singulière de vie consacrée. L’érémitisme, du grec ἐρημίτης (erēmitēs), « habitant du désert », renvoie étymologiquement à une réalité géographique. Toutefois, sa portée théologique transcende rapidement la simple topographie. Le « désert » (ἔρημος, eremos) devient un locus spirituel, un état de solitude et de séparation du monde, non comme une fin en soi, mais comme le milieu privilégié d’une rencontre directe et non médiatisée avec Dieu. Cette distinction fondamentale entre le désert géographique et le désert spirituel est essentielle pour comprendre la continuité de la vocation érémitique à travers les âges, y compris dans ses manifestations modernes, parfois au cœur même des métropoles. Notre analyse suivra une trajectoire historique et thématique. Nous remonterons d’abord aux sources scripturaires qui dessinent les archétypes de la solitude sacrée, avant d’examiner l’émergence historique du phénomène avec les Pères du désert. Nous nous attacherons ensuite à sonder la riche théologie spirituelle qui sous-tend la fuga mundi (la fuite du monde) et l’askesis (le combat spirituel), en montrant que sa finalité est une union transformante au Christ. Enfin, nous analyserons son institutionnalisation au sein de l’Église, à travers une exégèse détaillée du canon 603 du Code de Droit Canonique de 1983, pour conclure sur la pertinence durable de ce témoignage radical au cœur du monde contemporain.
Les origines de l’érémitisme
La généalogie de l’idéal érémitique plonge ses racines dans le terreau de l’Écriture Sainte, avant de s’incarner historiquement dans les déserts d’Égypte et de Syrie au tournant du IVe siècle. Les figures prophétiques de l’Ancien Testament, et plus encore le Christ lui-même, constituent les modèles fondateurs sur lesquels s’édifiera toute la spiritualité de la solitude chrétienne.
Les archétypes bibliques de la solitude prophétique
Avant d’être une forme de vie institutionnalisée, le retrait au désert est une expérience prophétique fondamentale dans l’histoire du salut. Trois figures majeures en constituent les piliers archétypaux.
Le prophète Élie s’impose comme une figure fondatrice. Sa fuite au désert, puis son pèlerinage vers l’Horeb, la montagne de Dieu, ne sont pas un simple refuge face à la persécution de la reine Jézabel, mais une véritable traversée spirituelle. L’épisode est marqué par une profonde détresse, un désir de mort sous le genêt, qui illustre le dépouillement radical que le désert impose. C’est dans cet état de vulnérabilité extrême qu’Élie fait l’expérience de la sollicitude divine : un ange vient le nourrir, lui donnant la force de marcher « quarante jours et quarante nuits jusqu’à la montagne de Dieu ». Là, au cœur de sa détresse, il ne rencontre pas Dieu dans les manifestations grandioses de puissance — l’ouragan, le tremblement de terre, le feu — mais dans « la voix d’un petit silence » (qôl demâmâh daqqâh). Cette théophanie de l’intime établit de manière paradigmatique le désert comme lieu de purification des fausses images de Dieu, d’écoute attentive et de révélation personnelle. L’expérience d’Élie enseigne que c’est dans le silence et le dépouillement que Dieu se donne à connaître, un principe qui deviendra le cœur de la spiritualité érémitique.
Si Élie est une préfiguration, saint Jean-Baptiste est unanimement considéré comme « le prototype de la vie érémitique ». Les Évangiles le présentent surgissant du désert de Judée, « la voix de celui qui crie dans le désert » annoncée par Isaïe (Is 40, 3). Sa vie est une incarnation de l’askesis : un vêtement de poils de chameau, une ceinture de cuir, une nourriture faite de sauterelles et de miel sauvage. Ce dépouillement radical n’est pas une fin en soi ; il est entièrement ordonné à sa mission prophétique : préparer la route du Seigneur. Jean-Baptiste illustre la figure de l’ermite dont la séparation du monde n’est pas une fuite, mais la condition même qui authentifie et donne force à sa parole. Sa solitude le libère des compromissions et lui confère une autorité spirituelle qui attire les foules de toute la Judée. Il incarne ainsi l’ermite comme signe de contradiction, dont la vie ascétique est une prédication en acte qui appelle à la conversion (metanoia).
Le modèle absolu et fondateur de l’érémitisme chrétien demeure cependant le Christ lui-même. Poussé par l’Esprit, Jésus se retire au désert pendant quarante jours et quarante nuits immédiatement après son baptême. Les Évangiles synoptiques présentent ce séjour non comme une retraite paisible, mais comme un temps d’intense combat spirituel contre Satan. Les trois tentations — transformer les pierres en pain, se jeter du haut du Temple, et dominer les royaumes du monde — sont une mise à l’épreuve de sa filiation divine et de la nature de sa mission messianique. La victoire de Jésus, remportée non par un déploiement de puissance mais par une fidélité absolue à la Parole de Dieu (« Il est écrit… « ), établit le désert comme le lieu paradigmatique du combat spirituel chrétien. L’ermite, à la suite du Christ, est celui qui affronte dans la solitude les forces de la division et du mensonge pour affermir sa communion avec le Père. Ce modèle est renforcé par la pratique constante de Jésus tout au long de sa vie publique, qui se retire fréquemment « dans des lieux déserts » ou « sur la montagne » pour prier, en particulier aux moments cruciaux de sa mission. Ces retraites solitaires ne sont pas une évasion, mais la source même de son action apostolique, enseignant que la communion la plus profonde avec Dieu se trouve dans le silence et la solitude.
Les Pères du Désert et le « Martyre Blanc »
Le passage de ces archétypes bibliques à un mouvement historique d’envergure s’opère à la fin du IIIe et au début du IVe siècle, dans un contexte ecclésial en pleine mutation. La fin des grandes persécutions romaines, inaugurée par l’Édit de Milan en 313, que l’on nomme la « Paix constantinienne », a profondément transformé la condition des chrétiens. Si elle a mis un terme aux souffrances, elle a aussi fait disparaître la figure du martyr, qui incarnait jusqu’alors la forme la plus haute et la plus radicale du témoignage (martyria) chrétien. L’intégration progressive de l’Église dans les structures de l’Empire romain a fait naître chez certains une crainte de la mondanité et d’un affadissement de la radicalité évangélique.
Dans ce nouveau contexte, l’érémitisme est apparu comme une forme de substitution au martyre de sang. Le combat ne se menait plus extérieurement contre les persécuteurs romains, mais intérieurement, dans le désert, contre les démons, les passions et le moi propre. Cette lutte ascétique, ce dépouillement volontaire et cette confrontation avec les forces du mal dans la solitude furent perçus comme un « martyre de conscience » ou un « martyre blanc », une manière de vivre la radicalité de la foi et de témoigner du primat absolu de Dieu dans une Église désormais en paix avec le monde. La fuite au désert n’était donc pas seulement une quête de solitude, mais une manière de préserver l’exigence eschatologique du christianisme primitif face aux risques d’un compromis avec les valeurs du siècle.
La tradition, rapportée par saint Jérôme, désigne saint Paul de Thèbes (c. 228-341) comme le tout premier ermite chrétien, ayant fui dans le désert égyptien lors de la persécution de Dèce vers 250 pour y vivre dans une grotte pendant près d’un siècle. Cependant, la figure qui va véritablement cristalliser et populariser l’idéal érémitique est celle de saint Antoine le Grand (c. 251-356). Sa vie, rédigée vers 357 par son ami et disciple, saint Athanase d’Alexandrie, a connu une diffusion extraordinaire et est devenue l’acte de naissance littéraire et spirituel du monachisme. La Vie d’Antoine n’est pas une simple biographie hagiographique ; c’est un véritable traité de théologie spirituelle présenté sous forme narrative. Athanase y dépeint un itinéraire spirituel exemplaire : l’appel radical entendu par l’église (« Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes… « ), la renonciation à une grande fortune, le retrait progressif dans une solitude de plus en plus profonde, le long et terrible combat spirituel contre les démons (qui symbolisent les tentations et les passions intérieures), et enfin, l’émergence de l’ermite apaisé, rempli de discernement et de charité, devenu un « père spirituel » pour une multitude de disciples. Athanase fait d’Antoine un modèle non seulement pour les moines, mais pour tout chrétien, un athlète du Christ dont la vie démontre la possibilité de la perfection évangélique. D’autres figures, comme celle de sainte Marie l’Égyptienne, une prostituée repentie qui vécut 47 ans dans une solitude et une ascèse extrêmes au-delà du Jourdain, illustrent la dimension profondément pénitentielle que pouvait revêtir la vie érémitique.
De la solitude à la communauté : érémitisme, anachorétisme et cénobitisme
Le succès de l’exemple d’Antoine attira des milliers de disciples dans les déserts d’Égypte, donnant naissance à diverses formes d’organisation. Il convient de distinguer l’érémitisme pur, où l’anachorète vit dans une solitude quasi totale, des formes semi-érémitiques comme la laure ou le skite, particulièrement développées en Palestine et en Égypte (Nitrie, Kellia, Scété). Dans ces colonies monastiques, les moines vivaient dans des cellules individuelles, mais se rassemblaient pour la liturgie hebdomadaire et bénéficiaient de la proximité et du conseil des anciens.
Face aux dangers de la solitude absolue — illusions spirituelles, orgueil, acédie — une autre forme de vie monastique émergea rapidement : le cénobitisme (du grec koinos bios, vie commune). Fondé par saint Pacôme (c. 292-348) en Haute-Égypte vers 323, le cénobitisme organise les moines en une communauté structurée, vivant sous une règle écrite et l’autorité d’un abbé. Une vision simpliste pourrait laisser penser que le cénobitisme a remplacé l’érémitisme pour en corriger les excès. La réalité historique et théologique est plus nuancée et révèle une dialectique féconde entre ces deux pôles de la vie monastique. Pacôme lui-même fut d’abord inspiré par l’exemple des ermites comme Antoine. Plus significativement, la tradition monastique occidentale, notamment dans la Règle de saint Benoît de Nursie (c. 540), a explicitement conçu la vie cénobitique comme une « école du service du Seigneur », une préparation et une probation nécessaires en vue de la forme de vie supérieure qu’est l’érémitisme. Saint Benoît ne destine la vie d’anachorète qu’aux moines aguerris par « une longue période de probation au monastère », capables désormais de combattre seuls, avec l’aide de Dieu, contre les vices de la chair et des pensées. Loin de s’opposer, les deux formes se complètent : la vie commune offre la formation, la charité fraternelle et la stabilité nécessaires pour que la vocation à la solitude puisse mûrir et être vécue de manière ecclésialement saine. Des ordres postérieurs, comme les Chartreux fondés par saint Bruno en 1084 et les Camaldules fondés par saint Romuald vers 1012, ont institutionnalisé cette synthèse en créant un modèle de vie qui combine une structure communautaire avec un érémitisme vécu dans des cellules individuelles. Ainsi, la vie solitaire est toujours demeurée l’horizon de l’aspiration monastique, même au sein des structures cénobitiques.
Combat spirituel et anticipation eschatologique
Au-delà de ses manifestations historiques, la vocation érémitique est animée par une profonde théologie spirituelle qui donne sens à la séparation matérielle du monde. La fuga mundi n’est pas une fin en soi, mais le moyen d’un combat spirituel dont l’enjeu est l’union à Dieu et le témoignage prophétique du Royaume à venir.
La théologie du désert
Le désert, dans la tradition spirituelle chrétienne, est un symbole ambivalent. Lieu de l’aridité, de la tentation et de la mort, il est paradoxalement le lieu privilégié de la rencontre avec Dieu. C’est là que le peuple d’Israël, après sa libération d’Égypte, a fait l’expérience de sa dépendance totale envers Dieu et a reçu le don de l’Alliance. C’est au désert que Dieu attire son peuple infidèle pour lui parler « cœur à cœur » (Os 2, 16) et renouveler ses fiançailles avec lui. Pour l’ermite, se retirer au désert, c’est donc s’engager volontairement dans un processus de dépouillement et de purification. Il s’agit de se défaire des sécurités illusoires, des attachements superflus et du bruit incessant du monde pour créer un espace intérieur de silence où la Parole de Dieu peut être entendue et accueillie. Le désert spirituel est cette transition nécessaire entre une vie dispersée et une vie unifiée en Dieu.
L’Askesis et le combat spirituel
La vie de l’ermite est une vie d’askesis. Ce terme grec, qui signifie « entraînement » ou « exercice », ne doit pas être compris comme une recherche masochiste de la souffrance, mais comme une discipline spirituelle rigoureuse, à l’image de l’entraînement d’un athlète. Les pratiques ascétiques traditionnelles — jeûne, veilles, prière continue, travail manuel — visent à maîtriser le corps et ses passions non pour les anéantir, mais pour les ordonner à Dieu et libérer l’esprit pour la contemplation. Le but de cette askesis est de mener le combat spirituel. Dans la théologie des Pères du désert, ce combat est mené contre les « démons » ou les logismoi (pensées passionnées), qui sont les forces de désordre intérieur (colère, tristesse, acédie, vaine gloire, etc.) qui agitent l’âme et l’empêchent de se tourner vers Dieu. La victoire dans ce combat conduit à l’apatheia, un état non pas d’insensibilité, mais de paix et de tranquillité de l’âme, libérée de la tyrannie des passions. Cette quiétude intérieure (hesychia) est la condition nécessaire à la prière pure et continuelle, qui est le cœur de la vie érémitique.
Une séparation pour une communion plus profonde
La « fuite du monde » (fuga mundi) est l’un des concepts les plus fondamentaux mais aussi les plus mal compris de la spiritualité érémitique. Il ne s’agit nullement d’une fuite misanthropique de l’humanité ou d’un rejet manichéen de la création. Le « monde » que fuit l’ermite est celui que l’Évangile de Jean dénonce : un système de valeurs fondé sur l’orgueil, la convoitise et le pouvoir, qui s’oppose au règne de Dieu. La séparation n’est donc pas principalement géographique, mais axiologique. C’est un retrait des sollicitations et des occasions qui induisent au péché pour se consacrer entièrement à l’unique nécessaire : l’amour de Dieu. Cet acte de séparation est motivé par un amour exclusif pour Dieu, mais il n’exclut pas l’amour du prochain. Au contraire, il le purifie et l’universalise. Libéré des attachements particuliers et des relations intéressées, l’ermite, dans sa solitude, embrasse l’humanité entière dans sa prière. Sa vocation, comme le souligne le canon 603, est vécue « pour la louange de Dieu et le salut du monde ». Paradoxalement, plus l’ermite est seul avec Dieu, plus il devient solidaire de tous les hommes, portant dans son cœur les joies et les peines du monde entier devant le trône de la miséricorde divine.
La Theosis ou déification
L’objectif ultime de tout cet itinéraire ascétique et spirituel est ce que la tradition orientale nomme la theosis, ou déification. Reposant sur l’affirmation audacieuse des Pères de l’Église, notamment saint Athanase : « Le Verbe s’est fait homme pour que nous devenions Dieu », cette doctrine enseigne que l’homme est appelé à participer, par la grâce, à la vie même de Dieu. Il ne s’agit pas de devenir Dieu par nature (ce qui serait un blasphème), mais de s’unir à ses « énergies » divines, d’être transformé à l’image du Christ par l’action de l’Esprit Saint. La vie érémitique, par son dépouillement radical et sa prière incessante, est une voie accélérée vers cette transformation. En mourant à lui-même et au monde, l’ermite permet à la vie du Christ de croître en lui, jusqu’à ce qu’il puisse dire avec saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). L’érémitisme est donc une quête radicale de la sainteté, comprise comme la pleine réalisation de la vocation baptismale à devenir « participant de la nature divine » (2 P 1, 4).
La dimension prophétique et eschatologique
Par sa nature même, la vie érémitique est un signe prophétique et eschatologique puissant au cœur de l’Église et du monde. En choisissant de vivre pour Dieu seul dans une société souvent oublieuse de sa finalité transcendante, l’ermite témoigne de la primauté absolue de Dieu et de la réalité du Royaume à venir. Sa vie est une prédication silencieuse » qui conteste radicalement les idoles modernes que sont la richesse, le pouvoir et le plaisir. Dans un monde saturé de bruit, d’activisme et de distractions, l’ermite rappelle par son existence même l’importance du silence, de l’intériorité et de la contemplation. Il est une « sentinelle d’espérance », qui, par sa séparation du monde présent, annonce déjà le monde à venir, où Dieu sera « tout en tous » (1 Co 15, 28). Sa vie, orientée vers la fin des temps (eschaton), rappelle à toute l’Église sa condition de pèlerine sur la terre et son aspiration à la patrie céleste. En ce sens, l’ermite n’est pas en marge de l’Église, mais à sa pointe avancée, un phare qui maintient le regard de la communauté des croyants fixé sur son but ultime.
L’ermite dans le Droit de l’Église
Après des siècles d’une existence charismatique souvent en marge des structures institutionnelles, et une période de déclin qui a conduit à son omission dans le Code de Droit Canonique de 1917, la vie érémitique a connu une reconnaissance officielle renouvelée à la suite du Concile Vatican II. Cette reconnaissance a été formellement inscrite dans le Code de 1983, à travers le canon 603, qui offre un cadre juridique à cette vocation ancestrale.
« Exégèse » du Canon 603
Le canon 603 est souvent décrit par les canonistes comme une « petite merveille de condensé théologique essentiel et de souplesse juridique ». Il réussit l’équilibre délicat d’intégrer une vocation profondément personnelle et charismatique dans le droit universel de l’Église, sans en étouffer l’esprit. Il articule de manière magistrale le charisme et l’institution, la solitude et la communion ecclésiale. Ce canon se compose de deux paragraphes qui doivent être lus de manière complémentaire : le premier offre une définition théologique riche de la vie érémitique, tandis que le second établit le cadre juridique de sa reconnaissance officielle comme forme de vie consacrée.
Le paragraphe 1 énonce : « Outre les instituts de vie consacrée, l’Église reconnaît la vie érémitique ou anachorétique par laquelle des fidèles vouent leur vie à la louange de Dieu et au salut du monde dans un retrait plus strict du monde, dans le silence de la solitude, dans la prière assidue et la pénitence ». Ce paragraphe ne crée pas la vie érémitique, il la « reconnaît » (agnoscit), soulignant sa préexistence par rapport à la loi. Chaque terme de cette définition est chargé de la tradition spirituelle que nous avons explorée. Le « retrait plus strict du monde » (arctiore a mundo secessu) distingue l’ermite des autres formes de vie consacrée, même contemplatives. Le « silence de la solitude » (solitudinis silentio) n’est pas une simple absence de bruit, mais l’espace nécessaire à l’écoute de Dieu. La « prière assidue et la pénitence » (assidua prece et paenitentia) constituent les moyens privilégiés du combat spirituel. Enfin, la finalité ecclésiale est clairement affirmée : cette vie est vouée « à la louange de Dieu et au salut du monde » (in laudem Dei et mundi salutem), inscrivant la vocation la plus solitaire au cœur même de la mission de l’Église.
Le paragraphe 2 précise les conditions de cette reconnaissance : « L’ermite est reconnu par le droit comme dédié à Dieu dans la vie consacrée, s’il fait profession publique des trois conseils évangéliques scellés par un vœu ou par un autre lien sacré entre les mains de l’Évêque diocésain, et s’il garde, sous la conduite de ce dernier, son propre programme de vie ». Ce second paragraphe est le cœur du dispositif canonique.
Premièrement, il requiert une « profession publique des trois conseils évangéliques » de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. Cet acte public, reçu « entre les mains de l’Évêque diocésain », est ce qui constitue formellement l’ermite en état de vie consacrée et l’incorpore visiblement dans la vie de l’Église particulière. La loi prévoit une flexibilité dans la nature de l’engagement, qui peut être un « vœu » (voto) ou un « autre lien sacré » (aliove sacro ligamine), comme une promesse ou un serment, permettant d’adapter la forme juridique à la nature du charisme individuel.
Deuxièmement, l’ermite ne suit pas une règle commune, mais son « propre programme de vie » (propriam vivendi rationem). Ce document, rédigé par le candidat, souvent avec l’aide d’un directeur spirituel, et approuvé par l’évêque, constitue la norme concrète de sa vie. Il détaille l’organisation de ses journées, le rythme de la prière et du travail, les formes de pénitence, et le degré de séparation du monde. Cette disposition est un élément clé de la souplesse du canon, car elle permet à la loi de s’adapter à la singularité de chaque vocation érémitique, plutôt que d’imposer un moule uniforme.
Troisièmement, cette vie est menée « sous la conduite de l’Évêque diocésain » (sub eius ductu). La terminologie est cruciale : le droit n’utilise pas le terme de « gouvernement » (regimen) ou d’ « autorité » (auctoritas) comme pour un supérieur religieux, mais celui de « conduite » (ductus). Cette relation est avant tout pastorale et de discernement. L’évêque n’est pas le supérieur hiérarchique qui commande au quotidien, mais le pasteur qui guide, accompagne, veille à l’authenticité de la vocation et garantit son caractère ecclésial. Il protège l’ermite du risque d’isolement et d’illusion, tout en respectant la solitude qui est au cœur de son appel. Cette relation de confiance mutuelle est essentielle pour que la tension entre le charisme personnel et l’institution ecclésiale soit vécue de manière féconde.
Autres formes de vie érémitique
Le canon 603 concerne spécifiquement l’ « ermite diocésain », reconnu comme une forme de vie consacrée à part entière. Il convient cependant de noter que la vie érémitique peut être vécue aujourd’hui sous d’autres statuts. De nombreux ermites sont membres d’instituts religieux qui intègrent une dimension érémitique, comme l’Ordre des Chartreux ou celui des Camaldules, où les moines vivent une grande partie de leur temps seuls dans leur cellule. Leur vie est alors régie par le droit propre de leur institut. Il existe également des fidèles qui vivent une vie érémitique de fait, sans chercher de reconnaissance canonique formelle. Bien qu’ils ne soient pas juridiquement considérés comme appartenant à l’état de vie consacrée, leur témoignage de prière et de solitude peut être authentique et précieux pour l’Église. L’attention du droit canonique, cependant, se porte sur la figure de l’ermite diocésain, car c’est à travers elle que l’Église reconnaît et encadre officiellement ce charisme dans sa forme la plus pure et la plus ancienne.
Pertinence de la vocation érémitique aujourd’hui
Au terme de ce parcours historique, théologique et canonique, l’érémitisme chrétien se révèle non comme une relique du passé, mais comme une dimension constitutive et vivante de l’Église. De ses préfigurations bibliques dans les figures d’Élie et de Jean-Baptiste, à son incarnation paradigmatique dans la vie du Christ au désert, puis à son éclosion historique avec les Pères du désert, cette vocation à la solitude pour Dieu a constamment manifesté la radicalité de l’appel évangélique. Sa théologie, centrée sur le combat spirituel (askesis) en vue de l’union à Dieu (theosis), et sa pratique de la fuga mundi, comprise comme une séparation pour une communion plus universelle, en font une voie exigeante mais féconde de sanctification. Le droit de l’Église, par le canon 603, a su reconnaître et encadrer ce charisme singulier, en articulant avec sagesse la liberté de l’Esprit et la communion ecclésiale.
Au XXIe siècle, dans un monde caractérisé par l’hyper-connexion, le bruit incessant et un activisme souvent effréné, la vocation érémitique pourrait sembler anachronique. Pourtant, on assiste à une surprenante floraison de cet appel, y compris au cœur des villes, où l’anonymat des métropoles devient une nouvelle forme de « désert ». Les défis sont immenses : maintenir un véritable silence intérieur et extérieur face à l’omniprésence du numérique, vivre un dépouillement authentique dans une société de consommation, et persévérer dans la solitude sans succomber à l’isolement. Les témoignages d’ermites contemporains montrent cependant que cette vie est non seulement possible, mais profondément joyeuse et féconde.
Plus que jamais, la figure de l’ermite est un signe de contradiction nécessaire. Sa vie est un rappel prophétique que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Face à la culture de l’efficacité et de l’immédiat, l’ermite oppose la gratuité de la contemplation et la patience de la prière. Il témoigne que la véritable plénitude ne se trouve pas dans l’avoir ou le faire, mais dans l’être avec Dieu. En cela, l’ermite est un « signe lumineux » pour l’Église et pour le monde. Il rappelle à tous les baptisés la dimension contemplative de leur propre foi et maintient vivante au cœur de l’humanité la conscience de sa vocation ultime : la communion éternelle avec Dieu. L’érémitisme n’est pas une fuite de la réalité, mais un plongeon au cœur de la Réalité même, là où, dans le silence, Dieu se révèle comme l’unique nécessaire.
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