Dans le panorama de la théologie systématique et historique, le titre de Theotokos (Θεοτόκος), attribué à la Vierge Marie, occupe une position singulière qui transcende la simple dévotion mariale pour toucher au cœur même de la dogmatique chrétienne. Ce vocable grec, que l’on traduit communément par « Mère de Dieu » ou plus littéralement par « Celle qui a enfanté Dieu », ne constitue pas une glorification autonome de la figure mariale, mais se dresse comme le rempart sémantique et ontologique de l’Incarnation. La question que soulève ce titre, depuis les controverses du Ve siècle jusqu’aux dialogues œcuméniques contemporains, est fondamentalement christologique : l’enfant né de Marie à Bethléem est-il une personne humaine unie à Dieu par grâce, ou est-il le Verbe éternel de Dieu ayant assumé la nature humaine dans l’unité de sa personne ? La réponse à cette interrogatio détermine la validité de l’économie du salut. Si Marie n’est pas véritablement Theotokos, l’union entre l’humanité et la divinité dans le Christ risque d’être perçue comme extrinsèque ou accidentelle, menaçant ainsi la réalité de la rédemption. Cet article se propose d’examiner de manière exhaustive la genèse, la définition conciliaire, la réception historique et les implications actuelles de ce titre, en démontrant comment il demeure, au-delà des divisions confessionnelles, le garant de l’orthodoxie nicéenne.
« Archéologie » liturgique et patristique
Contrairement à une conception historiographique simpliste qui verrait dans le titre de Theotokos une invention tardive du Concile d’Éphèse (431), l’analyse rigoureuse des sources primaires révèle un usage liturgique et théologique bien antérieur, enraciné dans la piété de l’Église primitive, particulièrement en Égypte. La preuve matérielle la plus saisissante de cette antériorité réside dans la papyrologie. Le papyrus Rylands 470 (P. Ryl. III 470), conservé à la John Rylands Library de Manchester, contient le texte grec de la prière Sub Tuum Praesidium (« Sous l’abri de ta miséricorde »). Ce fragment, découvert en Égypte, invoque explicitement la Vierge sous le vocable de Theotoke à l’accusatif. La datation de ce document a fait l’objet de débats académiques intenses. Si l’éditeur initial, C.H. Roberts, proposait prudemment le IVe siècle, des analyses paléographiques ultérieures, notamment celles menées par E. Lobel, situent l’écriture au IIIe siècle, voire vers l’an 250. Cette datation, si elle est acceptée, place l’usage du terme en pleine période des persécutions, bien avant la paix constantinienne, témoignant d’une lex orandi (loi de la prière) qui précédait déjà la lex credendi (loi de la foi) dogmatique. L’existence de cette prière démontre que la conscience ecclésiale percevait déjà Marie non seulement comme la mère biologique de Jésus, mais comme une médiatrice dont la maternité divine fondait l’intercession.
Sur le plan de la littérature patristique, l’usage du terme est attesté chez les théologiens alexandrins bien avant la crise nestorienne. Bien que les références directes chez Origène (v. 185–254) soient fragmentaires et que leur authenticité soit parfois discutée par la critique textuelle moderne, le terme apparaît sans équivoque chez ses successeurs immédiats. Alexandre d’Alexandrie, dans sa lutte contre l’arianisme naissant vers 319, utilise le titre Theotokos comme un acquis de la tradition pour affirmer que le Verbe a pris une chair véritable de Marie, s’opposant ainsi à une christologie qui ferait du Fils une créature. Son diacre et successeur, le grand Athanase d’Alexandrie, pilier de l’orthodoxie nicéenne, emploie le terme à plusieurs reprises dans ses traités contre les Ariens (Oratio contra Arianos III, 29, 33). Pour Athanase, la maternité divine de Marie est la garantie que la chair du Christ n’est pas une apparence céleste ou une création ex nihilo, mais qu’elle est consubstantielle à notre humanité, condition sine qua non pour que cette humanité soit sauvée et déifiée par le Verbe. Ainsi, dès le IVe siècle, le titre Theotokos fonctionne comme un marqueur d’orthodoxie : il atteste de la divinité du Fils (contre les Ariens) et de la réalité de son humanité (contre les Gnostiques et les Docètes).
La crise nestorienne
Le tournant décisif dans l’histoire du dogme survient en 428, avec l’avènement de Nestorius au siège patriarcal de Constantinople. Formé à l’école théologique d’Antioche, Nestorius est un prédicateur zélé, soucieux de préserver la transcendance et l’impassibilité divines. L’école antiochienne, par opposition à l’école alexandrine qui insiste sur l’unité du Verbe incarné, met l’accent sur la distinction des deux natures, divine et humaine, dans le Christ. Nestorius s’offusque de l’usage populaire du terme Theotokos. Il craint que ce titre ne conduise à une confusion des natures, suggérant que la divinité elle-même aurait eu un commencement ou aurait souffert la naissance, ce qui relèverait du paganisme ou de l’hérésie apollinariste.
Pour Nestorius, Marie est la mère de l’homme Jésus, le « temple » dans lequel le Verbe est venu habiter par bienveillance. Il propose donc de remplacer Theotokos par Christotokos (Mère du Christ) ou Anthropotokos (Mère de l’homme), termes qu’il juge plus précis théologiquement car ils désignent le sujet composite de l’Incarnation sans attribuer à la nature divine les caractéristiques de la naissance humaine. Cette proposition, loin d’apaiser les esprits, déclenche une tempête théologique majeure. Cyrille, patriarche d’Alexandrie, perçoit immédiatement le danger mortel que cette distinction fait courir à la foi chrétienne. Pour Cyrille, diviser le Christ en deux sujets distincts – l’un qui naît et souffre, l’autre qui opère des miracles et ressuscite – revient à nier l’Incarnation elle-même. Si Marie n’est pas Theotokos, alors Dieu ne s’est pas fait homme ; il s’est simplement associé à un homme, comme il l’avait fait avec les prophètes, mais à un degré supérieur.
La réponse de Cyrille, formulée dans ses lettres dogmatiques et culminant dans les « Douze Anathèmes », articule la théologie de l’Union hypostatique. Cyrille soutient que l’union des natures ne se fait pas selon la volonté ou la dignité (union morale), mais selon l’hypostase (union personnelle). Il n’y a qu’un seul sujet agissant dans le Christ : le Verbe éternel. Par conséquent, tout ce qui arrive à sa nature humaine (naissance, souffrance, mort) peut être attribué en toute vérité à la personne du Verbe. C’est le principe de la communicatio idiomatum (communication des idiomes ou des propriétés). Puisque le Verbe s’est approprié la chair de manière inaliénable, il est légitime et nécessaire de dire que Dieu est né, que Dieu a souffert, et donc que Marie est Mère de Dieu. Le premier anathème de Cyrille est sans appel : « Si quelqu’un ne confesse pas que l’Emmanuel est Dieu en vérité, et que pour cette raison la Sainte Vierge est Mère de Dieu (Theotokos) – car elle a engendré charnellement le Verbe de Dieu fait chair – qu’il soit anathème ».
Le Concile d’Éphèse (431) ratifiera cette vision, non sans tensions politiques et ecclésiastiques, et condamnera Nestorius. Cette définition dogmatique ne visait pas à élever Marie au rang de divinité, comme le craignaient les Antiochiens, mais à sécuriser l’identité divine du Sauveur. Comme le note Jean Damascène plus tard, le titre Theotokos « contient tout le mystère de l’économie du salut ».
La mécanique théologique
La validation du terme Theotokos repose sur une compréhension raffinée de l’ontologie du Christ, qui sera précisée ultérieurement par le Concile de Chalcédoine (451) et le Tome de Léon le Grand. La théologie orthodoxe maintient que la nature humaine du Christ n’a pas d’hypostase (de personne) propre préexistante à l’Incarnation ; elle est anhypostatique en elle-même et devient enhypostatique dans le Verbe. Cela signifie que le « Je » de Jésus est le « Je » du Verbe. Par conséquent, Marie n’engendre pas une personne humaine autonome qui serait ensuite unie à Dieu, mais elle engendre humainement la Personne divine.
La doctrine de la communicatio idiomatum permet d’attribuer les propriétés de l’humanité (naitre, avoir faim, mourir) au Verbe, et les propriétés de la divinité (être éternel, omnipotent) à la chair, en raison de l’unité de la personne. Cependant, cette communication s’opère sans confusion des natures. La nature divine ne subit pas de mutation pour devenir mortelle, et la nature humaine n’est pas absorbée dans l’infini. C’est l’Unique Personne qui vit les expériences des deux natures. Le titre Theotokos est donc l’application directe de cette règle à l’événement de la nativité : parce que Celui qui naît est Dieu, celle qui l’enfante est Mère de Dieu.
Il convient de noter une divergence subtile mais significative dans l’interprétation de cette communicatio lors de la Réforme, qui aura des répercussions sur la mariologie. La tradition luthérienne, soucieuse de justifier la présence réelle du corps du Christ dans l’Eucharistie (consubstantiation), développera la doctrine du genus maiestaticum, affirmant que la nature humaine du Christ reçoit les attributs divins, tels que l’ubiquité, dès l’Incarnation. Cette position renforce théologiquement le titre de Theotokos chez Luther. À l’inverse, la tradition réformée (calviniste), adhérant à l’axiome finitum non capax infiniti (le fini ne peut contenir l’infini), insiste sur le fait que les propriétés sont communiquées à la personne mais ne transitent pas d’une nature à l’autre. Pour les réformés, le corps du Christ reste localisé au ciel. Néanmoins, même dans cette optique, le titre Theotokos demeure valide en tant qu’attribution personnelle : Marie est mère de la personne qui est Dieu, même si la nature divine en tant que telle ne provient pas d’elle.
La réception réformée
L’historiographie populaire tend souvent à présenter la Réforme protestante comme une rupture radicale avec la mariologie ancienne. Or, l’analyse des textes des Réformateurs révèle une continuité surprenante concernant le dogme de la maternité divine. Martin Luther, dans son commentaire sur le Magnificat (1521) et dans son traité Sur les Conciles et l’Église (1539), réaffirme avec vigueur le titre de Theotokos. Il écrit : « Marie est la vraie Mère de Dieu et porteuse de Dieu […] Dieu est né de Marie, Dieu est le Fils de Marie, et Marie est la Mère de Dieu ». Luther considère que rejeter ce titre revient à nier l’Incarnation, rejoignant ainsi la position de Cyrille contre Nestorius. Il utilise des métaphores domestiques puissantes pour décrire cette réalité : « Marie a allaité Dieu, a bercé Dieu, a préparé la soupe pour Dieu ». Bien qu’il rejette l’invocation des saints et la médiation mariale qui concurrencerait celle du Christ, Luther conserve une haute vénération pour Marie, la qualifiant de « plus noble joyau de la chrétienté après le Christ ».
Jean Calvin, tout en étant dogmatiquement aligné sur la définition d’Éphèse, manifeste une prudence terminologique plus marquée. Il accepte sans réserve que la Vierge soit la mère de Celui qui est Dieu, condamnant l’erreur nestorienne qui diviserait le Christ. Dans son Institution de la religion chrétienne (II, 14, 4), il explique que le nom de Fils de Dieu est attribué à Jésus né de la Vierge en raison de l’unité de la personne. Cependant, Calvin exprime une réticence envers l’usage populaire du titre « Mère de Dieu », craignant qu’il n’induise les fidèles en erreur en leur laissant croire à une sorte de divinité de Marie ou en obscurcissant la gloire de Dieu. Il préfère s’en tenir aux expressions bibliques comme « Mère de Jésus » ou « Mère de notre Seigneur ». Cette attitude marque le début d’une divergence culturelle et linguistique dans le protestantisme, où la vérité dogmatique est maintenue (Marie est mère du Verbe incarné) mais où le vocabulaire traditionnel est progressivement délaissé pour éviter les dérives idolâtres perçues (« mariolâtrie »).
C’est dans les développements ultérieurs, notamment au sein de l’évangélisme moderne, que le refus du titre Theotokos devient plus fréquent, souvent par ignorance de son sens christologique originel. Des théologiens contemporains comme Timothy George ou Kevin Vanhoozer notent que de nombreux évangéliques rejettent ce titre en pensant qu’il signifie que Marie est la source de la divinité, réitérant ainsi sans le savoir les objections de Nestorius. Ces théologiens appellent aujourd’hui à une « récupération » (retrieval) évangélique de la mariologie conciliaire, soulignant avec Karl Barth que la maternité divine est une « nécessité » dogmatique pour confesser que Dieu s’est véritablement fait homme.
L’esthétique du dogme
Dans la tradition orientale, le dogme de la Theotokos ne se limite pas aux définitions conciliaires ; il s’exprime et se vit à travers la liturgie et l’iconographie. L’icône n’est pas une simple illustration, mais une théologie en couleurs, une manifestation visuelle de la vérité révélée. Il est significatif que dans l’iconographie byzantine, la Theotokos n’est presque jamais représentée seule. Elle est intrinsèquement liée au Christ, car son identité est purement relationnelle : elle est celle qui montre et porte Dieu. Trois types iconographiques majeurs structurent cette théologie visuelle :
Le premier type est l’Hodegetria (« Celle qui montre le Chemin »). Attribuée par la légende à Saint Luc, cette icône représente la Vierge tenant l’Enfant sur son bras gauche et le désignant de la main droite. C’est l’image dogmatique par excellence. Marie s’efface pour orienter le regard vers le Christ, qui est « la Voie, la Vérité et la Vie ». Le Christ y est souvent figuré avec des traits d’adulte en miniature, front haut, bénissant de la main droite et tenant un rouleau (le Logos) de la gauche, signifiant sa sagesse éternelle et sa divinité préexistante.
Le second type, souvent placé dans l’abside des églises, est la Platytera ton ouranon (« Plus vaste que les cieux ») ou Vierge du Signe. Marie est représentée en orante, les bras levés en prière, avec le Christ Emmanuel inscrit dans un médaillon (clipeus) sur sa poitrine. Ce type illustre le paradoxe spatial de l’Incarnation : le Créateur, que l’univers entier ne peut contenir, a voulu être contenu dans le sein d’une vierge. C’est la réalisation visuelle de la prophétie d’Isaïe 7, 14 (« Le Seigneur lui-même vous donnera un signe… ») et l’affirmation que le sein de Marie est devenu le trône de Dieu et le tabernacle de la Nouvelle Alliance.
Le troisième type est l’Eleousa (« Vierge de Tendresse »). Ici, la joue de la Vierge est pressée contre celle de l’Enfant, dans une étreinte intime. Si l’Hodegetria souligne la majesté divine, l’Eleousa insiste sur la réalité de l’humanité assumée et sur l’amour tragique de la mère qui pressent la Passion de son Fils. Cette image rappelle que l’union hypostatique n’est pas une abstraction métaphysique, mais une communion de chair et d’amour.
Cette théologie visuelle orientale contraste avec l’évolution de l’art occidental. Si l’art roman, avec ses statues de type Sedes Sapientiae (Trône de Sagesse), restait proche de la hiératique byzantine en présentant Marie comme le trône rigide du Verbe, l’art gothique et surtout la Renaissance ont opéré un tournant vers le naturalisme et l’humanisme. La représentation de la Vierge est devenue plus émotionnelle, plus « féminine » et individuelle, parfois au détriment de la charge dogmatique de la Theotokos. Les icônes orthodoxes conservent des éléments symboliques précis, comme les trois étoiles sur le manteau de Marie (front et épaules), signifiant sa virginité perpétuelle (avant, pendant et après l’enfantement), un détail dogmatique souvent perdu dans l’art occidental naturaliste. Cette divergence esthétique reflète une divergence anthropologique : l’Orient cherche à représenter la nature transfigurée et déifiée, tandis que l’Occident tend à représenter l’émotion humaine face au divin.
Mariologie et ecclésiologie contemporaine
Au XXe siècle, la réflexion théologique a redécouvert la dimension ecclésiale de la Theotokos, s’éloignant d’une mariologie de privilèges isolés pour la réintégrer dans le mystère de l’Église. Le Concile Vatican II, dans le chapitre 8 de la constitution dogmatique Lumen Gentium, a opéré un tournant majeur en refusant de promulguer un document séparé sur Marie, préférant l’insérer dans le traité sur l’Église. Marie y est présentée comme « membre suréminent » de l’Église, mais aussi comme son « type » et son modèle dans la foi et la charité. Elle est la figure de l’Église qui écoute la Parole et enfante le Christ dans le monde. Cette approche a permis de rapprocher la théologie catholique des perspectives patristiques et œcuméniques, en mettant l’accent sur le rôle de Marie dans l’histoire du salut plutôt que sur ses gloires personnelles isolées.
La théologie orthodoxe contemporaine, portée par des figures majeures de la diaspora russe comme Vladimir Lossky et Alexander Schmemann, a approfondi cette vision. Pour Schmemann, Marie n’est pas une exception à l’humanité, mais l’Icône de la Création dans sa réponse à Dieu. Elle représente l’humanité telle qu’elle devait être et telle qu’elle est appelée à devenir. En elle, c’est toute la création qui prononce le Fiat (« Qu’il me soit fait… ») et accueille le Créateur. Schmemann insiste sur le fait que la mariologie est le sceau de l’anthropologie chrétienne : elle révèle que la vocation de l’homme n’est pas l’autonomie, mais la théosis (déification) par l’accueil de Dieu. Vladimir Lossky, quant à lui, utilise la distinction palamite entre l’essence et les énergies divines pour expliquer le statut unique de la Panagia (Toute Sainte). Marie n’est pas divine par nature (essence), ce qui serait du paganisme, mais elle est totalement pénétrée par les énergies incréées de l’Esprit Saint, réalisant le sommet de la sainteté accessible à une créature. Elle a franchi la frontière entre le créé et l’incréé par la grâce, devenant « Dieu après Dieu », selon l’expression audacieuse des Pères, sans jamais cesser d’être créature. Cette théologie de la déification offre une réponse puissante aux critiques protestantes : la gloire de Marie ne concurrence pas celle de Dieu, car elle n’est faite que de la lumière de Dieu reflétée et participée.
Le dialogue œcuménique
Les dernières décennies ont vu des avancées significatives dans le dialogue œcuménique autour de la figure de Marie, cherchant à dépasser les polémiques stériles. Le Groupe des Dombes, cénacle de dialogue franco-suisse, a publié un document de référence, Marie dans le dessein de Dieu et la communion des saints (1997-1998). Ce texte appelle à une « conversion des Églises » : il invite les catholiques à purifier leur piété des excroissances qui obscurcissent la médiation unique du Christ, et les protestants à sortir d’un silence coupable pour reconnaître la place biblique de la Mère du Seigneur. Le groupe souligne que le titre Theotokos est un patrimoine commun qui doit unir et non diviser.
De même, la Commission internationale anglicane-catholique romaine (ARCIC) a produit l’accord Marie : Grâce et Espérance dans le Christ (2005). Ce document remarquable affirme que les dogmes marials modernes (Immaculée Conception, Assomption), souvent points d’achoppement, peuvent être interprétés en consonance avec l’Écriture et la tradition ancienne comme des conséquences de la grâce rédemptrice du Christ. L’accord reconnaît Marie comme modèle de la foi et de l’Église, et valide la légitimité de l’invocation des saints, pourvu qu’elle ne remplace pas la prière directe au Christ.
Dans le monde évangélique, bien que des résistances demeurent, une réévaluation est en cours. Timothy George, doyen de la Beeson Divinity School, affirme qu’il est temps pour les évangéliques de « récupérer » Marie, non pour lui rendre un culte, mais pour la reconnaître comme la première chrétienne et le témoin indispensable de l’Incarnation. Kevin Vanhoozer propose une herméneutique théologique où Marie figure le paradigme de la réception de la Parole. Il suggère que le dogme de l’Assomption, bien que non biblique au sens strict, peut être compris comme une « direction » eschatologique montrant le destin corporel promis à tous les croyants. Ces rapprochements montrent que le titre de Theotokos, lorsqu’il est compris dans sa profondeur christologique et non comme une simple dévotion sentimentale, possède encore la capacité de rassembler les chrétiens autour de l’essentiel : la confession du Verbe fait chair.
Il convient enfin d’évoquer l’arrière-plan polémique antique pour mieux saisir les enjeux actuels. L’empereur Julien l’Apostat (IVe siècle), dernier empereur païen, attaquait violemment les « Galiléens » (chrétiens) précisément sur ce point, raillant l’idée qu’un Dieu puisse naître d’une femme juive. Pour Julien, la Theotokos était un scandale philosophique, une contamination du divin par la matière. Paradoxalement, les réticences modernes de certains chrétiens à l’égard de la maternité divine rejoignent parfois involontairement ce rationalisme païen qui refuse le scandale de l’Incarnation concrète. Réaffirmer Marie comme Theotokos, c’est donc aussi rejeter toute forme de gnosticisme ou de déisme pour confesser un Dieu qui s’est véritablement compromis avec l’argile humaine.
Au terme de ce parcours historique et théologique, le titre de Theotokos apparaît non comme une relique d’un passé révolu, mais comme une clé herméneutique indispensable à la foi chrétienne. Né de l’intuition liturgique des premiers fidèles en Égypte, forgé comme une arme dogmatique contre les hérésies christologiques à Éphèse, maintenu avec ferveur par les réformateurs magistériels et redécouvert dans sa dimension ecclésiale par la théologie contemporaine, ce titre protège le mystère central du christianisme : l’identité du Christ.
Dire que Marie est Mère de Dieu, ce n’est pas lui attribuer une divinité autonome, mais c’est confesser que Dieu a pris l’humanité au sérieux, jusqu’à en assumer la naissance et la mort. C’est refuser de transformer le Christ en un héros mythologique ou en un prophète inspiré, pour le reconnaître comme l’Emmanuel, « Dieu avec nous ». Les divergences confessionnelles, bien que réelles sur les questions de culte et d’intercession, s’estompent devant cette affirmation fondamentale. Dans un monde marqué par la désincarnation virtuelle et la fluidité des identités, la figure de la Theotokos, ancrée dans la chair et l’histoire, rappelle la densité du réel assumé par Dieu. Elle demeure, pour l’Orient comme pour l’Occident, le garant que le salut n’est pas une évasion hors du monde, mais une transfiguration du monde de l’intérieur, commencée dans le sein d’une femme.

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