La constitution du canon du Nouveau Testament n’est pas le fruit d’une génération spontanée, mais l’aboutissement d’un long processus de discernement, de polémique et de sédimentation institutionnelle au sein des premières communautés chrétiennes. Au-delà des quatre évangiles reconnus par la « Grande Église », un vaste corpus de textes, désignés sous le terme générique d’apocryphes, a circulé, offrant des perspectives divergentes sur la figure de Jésus de Nazareth, son enseignement et sa nature divine. Ces écrits, loin d’être de simples curiosités historiques ou des falsifications tardives, constituent des témoins essentiels de la diversité doctrinale et de la créativité littéraire du christianisme primitif, reflétant un paysage théologique multiforme où la frontière entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie était encore en cours de définition.
Fondements Conceptuels
Le terme « apocryphe » dérive du grec apokryphos, signifiant littéralement « caché » ou « secret ». Dans le contexte du christianisme naissant, cette désignation revêtait initialement une connotation ambivalente. Pour certains courants, notamment ceux de tendance gnostique, le caractère « caché » d’un écrit était un gage de sa valeur supérieure : il contenait une révélation ésotérique, une gnose réservée à une élite d’initiés, les « pneumatiques », capables de saisir le sens profond des paroles du Sauveur là où les simples fidèles ne percevaient que l’écorce du récit. Dans cette perspective, l’apocryphe était le réceptacle d’une vérité sacrée que le Christ aurait confiée en secret à ses disciples les plus proches, comme Thomas, Marie-Madeleine ou Judas, après sa résurrection.
Toutefois, sous l’influence des Pères de l’Église engagés dans la lutte contre les hérésies, le sens du mot a subi un glissement sémantique majeur pour signifier « fallacieux », « suspect » ou « non authentique ». Ce qui était caché devenait suspect de masquer des innovations doctrinales dangereuses ou de prétendre indûment à une autorité apostolique. Pour les autorités ecclésiales des IIe et IIIe siècles, la vérité chrétienne se devait d’être publique, transmise ouvertement par la succession apostolique et lue au grand jour lors des assemblées liturgiques. Ainsi, l’étiquette d’apocryphe est devenue un outil d’exclusion ecclésiale, reléguant à la marge tout écrit ne se conformant pas à la règle de foi commune.
Genèse archéologique
Pendant des siècles, la connaissance des évangiles apocryphes a dépendu presque exclusivement des fragments cités par leurs adversaires, les hérésiologues anciens comme Irénée de Lyon, Hippolyte de Rome ou Épiphane de Salamine. Cette situation a créé un biais d’interprétation, les doctrines apocryphes étant systématiquement présentées comme des perversions de la vérité canonique. Le XXe siècle a toutefois marqué un tournant radical avec des découvertes archéologiques qui ont permis d’accéder directement aux textes originaux, offrant une vision de l’intérieur de ces courants divergents.
La découverte la plus spectaculaire demeure celle de Nag Hammadi, en Haute-Égypte, en 1945. Un paysan nommé Mohammed Ali Samman, en creusant pour trouver du fertilisant au pied du Gebel el-Tarif, mit au jour une jarre scellée contenant treize codices en cuir. Ces manuscrits, rédigés en copte, comprenaient cinquante-deux écrits, dont la majorité était jusque-là totalement inconnue des historiens. Cette « bibliothèque » gnostique a révélé des œuvres d’une profondeur métaphysique insoupçonnée, telles que l’Évangile selon Thomas, l’Évangile selon Philippe, ou l’Évangile de la Vérité, qui témoignent d’une interprétation mystique et spéculative du message chrétien.
Parallèlement, le site d’Oxyrhynque, également en Égypte, a livré à partir de la fin du XIXe siècle une masse considérable de papyrus, incluant des fragments de textes évangéliques non canoniques comme le Papyrus Egerton 2 ou les fragments grecs de l’Évangile de Thomas. Ces découvertes suggèrent que la littérature apocryphe n’était pas l’apanage de quelques cercles isolés, mais circulait de manière fluide dans les centres intellectuels de l’Antiquité tardive, coexistant avec les textes qui allaient devenir officiels. Ces textes, datant souvent des IIe et IIIe siècles, permettent de saisir le pluralisme originel du christianisme avant la consolidation d’une orthodoxie impériale et centralisée.
Typologie et diversité des genres littéraires
La littérature apocryphe ne constitue pas un genre uniforme ; elle se déploie selon une typologie variée qui répond à des fonctions théologiques, apologétiques ou dévotionnelles distinctes. On peut classer ces textes selon leur intention narrative et leur relation aux « silences » des évangiles canoniques.
Évangiles de l’Enfance ou le merveilleux au service de la piété
Les évangiles canoniques, à l’exception de Luc et Matthieu, font l’économie des années de jeunesse de Jésus. Cette lacune a favorisé l’émergence d’un genre spécifique visant à combler ces vides biographiques par le biais du merveilleux et du légendaire. Le Protévangile de Jacques, rédigé vers le milieu du IIe siècle, en est l’exemple le plus abouti. Il se concentre sur la figure de Marie, affirmant sa pureté absolue dès sa conception et sa virginité perpétuelle. Il introduit des figures qui deviendront centrales dans la dévotion populaire, comme Anne et Joachim, les parents de Marie.
À l’opposé, l’Évangile de l’enfance selon Thomas présente un enfant Jésus doté d’une toute-puissance divine parfois effrayante, capable de maudire ses camarades de jeu ou de donner vie à des oiseaux d’argile, illustrant une christologie où la divinité du Christ s’exprime par le prodige immédiat et irrépressible, sans la médiation de la kénose ou de la souffrance.
Évangiles de la Passion et de la Résurrection
Certains apocryphes se focalisent sur les événements entourant la mort et la résurrection de Jésus, cherchant à en expliciter les aspects les plus mystérieux. L’Évangile de Pierre, dont un fragment important a été découvert à Akhmîm, propose un récit de la résurrection qui se veut un spectacle cosmique. Contrairement à la sobriété des évangiles canoniques qui ne décrivent jamais l’acte même de la sortie du tombeau, l’Évangile de Pierre montre Jésus soutenu par deux anges géants, sa tête dépassant les cieux, suivi d’une croix animée qui répond « Oui » à une voix céleste demandant s’il a prêché aux défunts. Cette mise en scène vise à répondre aux doutes sur la réalité physique de la résurrection tout en introduisant une dimension fantastique absente des textes primitifs.
Dialogues du Ressuscité
Un genre particulièrement prisé dans les milieux hétérodoxes et gnostiques est celui du « Dialogue du Ressuscité ». Ces textes, tels que le Dialogue du Sauveur, les Questions de Barthélemy ou l’Épître des Apôtres, mettent en scène le Christ s’entretenant avec ses disciples durant la période séparant la résurrection de l’ascension. Ces dialogues servent de cadre à des enseignements ésotériques sur la cosmogonie, la nature de l’âme et son ascension à travers les sphères célestes. Dans ces écrits, le Christ n’est plus seulement le Sauveur par sa mort, mais le Révélateur par sa parole, transmettant une gnose salvatrice à un petit nombre d’élus.
Recueils de paroles
L’Évangile selon Thomas se distingue par son absence totale de narration. Il se compose de 114 paroles (logia) attribuées à Jésus, sans cadre biographique ni récit de miracles. Ce texte postule que le salut ne réside pas dans la croyance en un événement historique (la croix ou la résurrection), mais dans l’interprétation correcte des paroles vivantes du Maître. « Celui qui trouvera l’interprétation de ces paroles ne goûtera pas la mort », affirme le prologue. Cette approche déplace le curseur de la foi vers la connaissance intérieure et la découverte de l’étincelle divine présente en chaque individu, une thématique centrale de la gnose primitive.
Matrices théologiques
L’étude des évangiles apocryphes permet d’identifier les grands courants de pensée qui ont structuré le débat théologique des premiers siècles. Ces textes ne sont pas seulement des récits alternatifs, mais les supports de visions du monde radicalement différentes.
Le gnosticisme
Le courant gnostique, dont les écrits de Nag Hammadi sont les témoins privilégiés, repose sur un dualisme ontologique profond. Pour les gnostiques, le monde matériel est une prison, l’œuvre d’un Créateur inférieur et ignorant, le Démiurge, qui retient captives des étincelles de lumière issues du monde divin supérieur (le Plérôme). L’incarnation du Christ n’est pas comprise comme une rédemption de la création, mais comme une mission de secours pour réveiller les âmes endormies et leur fournir les mots de passe nécessaires pour retourner à leur origine céleste. Cette théologie remet fondamentalement en cause la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, le Dieu de la Genèse étant souvent perçu comme un tyran aveugle opposé au Dieu de Lumière révélé par Jésus.
Le docétisme
Le docétisme, du grec dokein (« sembler »), est une doctrine christologique qui découle souvent de la vision négative de la matière propre à la gnose. Selon cette thèse, il était impensable qu’un être purement divin puisse s’incarner réellement dans une chair corruptible, sujette à la souffrance et à la mort. Dès lors, l’humanité de Jésus, ses pleurs, sa faim et surtout sa crucifixion ne sont que des apparences, un mirage destiné à instruire les hommes. Dans les Actes de Jean, le disciple relate que lorsqu’il touchait le corps de Jésus, ses mains s’enfonçaient parfois dans le vide comme si le corps était immatériel. Cette négation de l’incarnation réelle a été violemment combattue par les Pères comme Irénée ou Tertullien, qui voyaient là une destruction de la base même du christianisme : si le Christ n’a pas réellement souffert, l’homme n’est pas réellement sauvé.
Le judeo-christianisme
À l’autre extrémité du paysage théologique se trouvent les courants judéo-chrétiens, tels que les Ébionites ou les Nazaréens. Pour ces groupes, Jésus est le Messie attendu par Israël, mais sa venue ne signifie pas l’abrogation de la Loi de Moïse. Leurs évangiles (Évangile des Hébreux, Évangile des Ébionites) insistent sur l’observance de la circoncision, du sabbat et des prescriptions alimentaires. Leur christologie est souvent « basse » : Jésus est un homme juste, choisi par Dieu en raison de son obéissance parfaite à la Loi, et « adopté » comme Fils de Dieu au moment de son baptême, lorsque l’Esprit descend sur lui sous la forme d’une colombe. Ces groupes rejetaient généralement la doctrine de la naissance virginale et voyaient en Paul un apostat qui aurait trahi l’héritage juif du Christ.
La dynamique de la réception
Le passage d’un pluralisme textuel à un canon fermé de vingt-sept livres a été dicté par la nécessité de préserver l’unité de l’Église face aux fragmentations doctrinales. Les Pères ont élaboré des critères de discernement qui ont scellé le sort des apocryphes.
L’apostolicité : le lien avec les témoins oculaires
Le critère premier était l’origine apostolique. Un texte ne pouvait être reçu comme autorité s’il ne remontait pas directement à un apôtre ou à un membre de son cercle immédiat. Les apocryphes tentaient souvent d’usurper cette autorité en s’attribuant des noms prestigieux (Pierre, Jacques, Thomas, Marie-Madeleine), mais les églises de fondation apostolique possédaient des mécanismes de vérification, notamment la chaîne de transmission locale et les lettres commendatices. Si un écrit apparaissait tardivement sans avoir été connu des générations précédentes, il était suspecté d’être une invention récente.
L’orthodoxie : la conformité à la règle de foi
L’orthodoxie consistait en l’accord du contenu textuel avec la doctrine reçue de manière universelle. Les Pères pratiquaient un « examen interne » des textes : si un évangile prônait le dualisme ou niait la résurrection de la chair, il était immédiatement exclu, quel que soit le nom figurant sur son titre. Irénée de Lyon, dans son ouvrage Contre les Hérésies, a ainsi fixé le nombre des évangiles à quatre, par analogie avec les quatre points cardinaux et les quatre vents, affirmant que toute tentative d’en ajouter ou d’en retrancher relevait de l’erreur.
La catholicité : l’usage liturgique universel
Un livre était reconnu comme canonique s’il était utilisé de manière constante et générale par les grandes communautés chrétiennes à travers l’Empire. Les textes qui n’avaient qu’une circulation locale ou qui étaient réservés à des cercles secrets étaient disqualifiés par leur manque de « catholicité ». Le Fragment de Muratori, l’une des plus anciennes listes du Nouveau Testament (vers 170-200), exclut explicitement certains écrits au motif qu’ils sont trop récents ou qu’ils ne sont pas lus publiquement dans les églises.
L’héritage persistant
Si les évangiles apocryphes ont été écartés du socle doctrinal, ils n’ont jamais cessé d’influencer la culture, la liturgie et l’art du christianisme. Leur exclusion n’a pas signifié leur anéantissement, mais leur transformation en « réservoir de légendes » pour la piété populaire.
L’infiltration dans la liturgie et la dévotion
Nombre de croyances chrétiennes considérées aujourd’hui comme faisant partie de la tradition sont issues de sources apocryphes. Le Protévangile de Jacques a fourni le cadre narratif de l’enfance de Marie, sa présentation au Temple et les détails sur la vieillesse de Joseph, éléments qui ont nourri les fêtes de l’Immaculée Conception et de la Nativité de la Vierge. L’iconographie de la grotte de Bethléem, avec l’âne et le bœuf, provient de l’évangile du Pseudo-Matthieu, cherchant à accomplir les prophéties d’Isaïe dans les détails du récit. Ces textes ont ainsi agi comme une « exégèse créatrice », colorant le message évangélique de détails concrets qui facilitaient l’identification des fidèles.
L’impact sur l’art et l’imaginaire médiéval
L’art médiéval, tant en Orient qu’en Occident, est largement tributaire des récits apocryphes. L’Évangile de Nicodème, décrivant la descente du Christ aux enfers pour en libérer Adam et les prophètes, est devenu le modèle standard des représentations de la Résurrection (Anastasis) dans l’art byzantin. Les portails des cathédrales gothiques racontent souvent la vie de Marie en suivant le fil narratif des apocryphes plus fidèlement que celui des textes canoniques, trop laconiques sur ce point. Cette influence s’étend jusqu’à la littérature monumentale, de la Légende Dorée de Jacques de Voragine aux mystères médiévaux, prouvant que l’apocryphe est resté, pendant un millénaire, le complément indispensable du canon pour l’édification des masses.
Les apocryphes et l’islam
Un aspect fascinant de la réception des apocryphes est leur influence possible sur la rédaction du Coran. Certaines traditions concernant Jésus (‘Isa), comme le miracle des oiseaux d’argile ou le discours au berceau, présentent des parallèles frappants avec l’Évangile de l’enfance selon Thomas ou d’autres récits orientaux. Cela suggère que ces traditions apocryphes étaient encore vivaces et largement répandues dans la péninsule arabique et le Proche-Orient au VIIe siècle, constituant un substrat culturel commun aux différentes communautés religieuses de l’Antiquité tardive.
Perspectives contemporaines
L’intérêt pour les évangiles apocryphes n’a jamais été aussi vif qu’aujourd’hui. Les avancées de la recherche universitaire ont déplacé le débat du champ de la polémique vers celui de l’histoire sociale et de l’exégèse critique.
La quête du « Cinquième évangile »
L’étude de l’Évangile selon Thomas a nourri les travaux sur le Jésus historique. Certains chercheurs soutiennent que Thomas pourrait contenir des couches de traditions antérieures aux évangiles canoniques, présentant un Jésus dont le message était plus sapiential (centré sur la sagesse) qu’eschatologique (centré sur la fin des temps). Bien que controversée, cette perspective a conduit à une réévaluation de la transmission orale des paroles de Jésus, suggérant que le christianisme primitif était porteur de plusieurs modèles de « bonnes nouvelles » en concurrence directe.
Redécouverte des voix marginalisées
Les apocryphes gnostiques, comme l’Évangile de Marie ou l’Évangile de Philippe, offrent une visibilité rare au rôle des femmes dans les premiers mouvements chrétiens. Marie-Madeleine y apparaît comme la disciple préférée du Seigneur, détentrice d’une compréhension supérieure à celle de Pierre ou des douze. Ces textes témoignent de tensions au sein de l’Église ancienne entre un modèle hiérarchique et masculin et des courants plus égalitaires ou prophétiques, où l’autorité était fondée sur l’illumination spirituelle plutôt que sur la fonction institutionnelle.
Conclusion théologique
L’étude des évangiles apocryphes invite le théologien à une humilité historique et à une reconnaissance de la complexité de l’Esprit agissant dans l’histoire. Loin d’être une simple collection d’erreurs, ces écrits manifestent l’extraordinaire vitalité d’une foi qui cherchait ses mots et ses cadres conceptuels dans un monde en mutation.
Théologiquement, l’existence des apocryphes rappelle que le canon n’est pas un texte tombé du ciel, mais un choix ecclésial fondé sur la conviction que certains écrits rendaient un témoignage plus fidèle et plus sûr à l’événement du Christ. Cependant, le fait que ces textes « exclus » aient continué à nourrir la piété, l’art et la culture montre qu’ils recèlent des parcelles de vérité ou de beauté qui n’ont pu être totalement contenues dans les limites du canon. Pour le chercheur contemporain, le « continent apocryphe » n’est plus une terre d’hérésie, mais un miroir nécessaire pour comprendre comment le christianisme est devenu ce qu’il est, par l’intégration de certaines voix et le silence imposé à d’autres.
L’étude de ces écrits demeure donc fondamentale pour une théologie qui se veut à la fois fidèle à la tradition et ouverte aux découvertes de l’histoire, car elle permet de saisir l’ampleur du dialogue que le christianisme a entretenu dès son origine avec la culture, la philosophie et les aspirations mystiques de l’humanité. En explorant les évangiles apocryphes, nous ne découvrons pas une « autre » vérité, mais nous percevons les harmoniques d’un même message qui, dans sa richesse infinie, a suscité des échos multiples dans le cœur des premiers croyants.

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