L’accession au trône de saint Pierre de Léon XIV, né Robert Francis Prevost, s’est inscrite dans un climat d’attente théologique intense, marquée par la transition entre un pontificat caractérisé par une attention radicale aux périphéries et une nouvelle ère dont les contours doctrinaux restaient à définir. Le 9 octobre 2025, la publication de l’exhortation apostolique Dilexi te (« Je t’ai aimé ») a apporté une réponse magistérielle d’une densité exceptionnelle, affirmant d’emblée la place centrale des pauvres non seulement comme objet de la mission, mais comme cœur battant de l’identité ecclésiale. Signé le 4 octobre, en la fête de saint François d’Assise, ce premier document d’envergure de Léon XIV se présente comme l’achèvement et la théologisation d’un projet initié par son prédécesseur, le pape François, établissant ainsi un pont organique entre deux pontificats. Le titre, puisé dans l’Apocalypse (Ap 3, 9), résonne comme une déclaration d’amour christocentrique adressée à une humanité souffrante et marginalisée, prolongeant la méditation sur le Cœur de Jésus entamée dans l’encyclique Dilexit Nos. À travers cent vingt-et-un paragraphes articulés en cinq chapitres, Léon XIV livre une synthèse puissante entre la contemplation du mystère divin et l’exigence d’une transformation sociale radicale, faisant de la proximité avec les démunis une condition de la crédibilité de l’Évangile dans un monde fracturé par l’exclusion et l’indifférence.

L’horizon herméneutique de Dilexi te

La réception de Dilexi te impose de s’interroger sur la nature même de cette transition magistérielle. Le cardinal Michael Czerny, préfet du Dicastère pour le service du développement humain intégral, a souligné que ce document est « 100 % François et 100 % Léon », illustrant une dynamique où aucun successeur ne commence avec un « bureau vide ». Si l’on peut y voir un acte d’hommage papal à un prédécesseur, comme ce fut le cas pour Lumen Fidei, l’exhortation porte indéniablement la marque de Léon XIV dans sa volonté de rendre explicite ce qui était parfois resté implicite chez François, notamment l’enracinement christologique et patristique de l’action sociale. L’intérêt suscité par le texte a atteint un point culminant car, après plusieurs mois de relatif silence, le nouveau pontife a choisi de placer son règne sous le signe de la continuité avec la Tradition tout en dénonçant avec une force renouvelée les injustices du système économique mondial. Le document refuse la distinction fallacieuse entre un pape « théologique » et un pape « social », affirmant au contraire que l’engagement envers les pauvres est le lieu d’une véritable révélation divine. Dilexi te et Dilexit Nos forment ainsi un diptyque théologique indissociable : l’une contemple la source de l’amour dans le Cœur du Christ, l’autre en déploie les effets sacramentels dans la chair souffrante de l’humanité.

L’ontologie de la pauvreté

Dans son premier chapitre, intitulé « Quelques paroles indispensables », Léon XIV s’attache à définir la pauvreté non comme une fatalité métaphysique, mais comme le résultat concret de choix sociétaux inégalitaires. Le pape reprend à son compte la définition des personnes pauvres donnée par le Conseil des Communautés européennes en 1984, soulignant que la pauvreté est un fait structurel lié au manque de ressources et à l’exclusion des droits fondamentaux. En refusant de blâmer les pauvres pour leur propre sort, l’exhortation dénonce les préjugés idéologiques qui voient dans la misère un manque de mérite personnel ou un choix moral. Léon XIV insiste sur le fait que l’oubli des pauvres n’est pas une simple négligence éthique, mais une rupture fondamentale avec l’Évangile. La figure de saint François d’Assise est ici convoquée comme le modèle d’une « transformation culturelle » nécessaire : d’abord riche et arrogant, François ne renaît spirituellement qu’après avoir affronté la réalité des exclus et embrassé le lépreux. Cette rencontre n’est pas seulement un geste de bienfaisance, mais un acte de décentrement de soi qui permet d’entendre le « cri des pauvres », ce cri que Dieu lui-même a entendu dès le Buisson ardent (Ex 3, 7). Le pape détaille les visages multiples de la pauvreté — matérielle, sociale, morale — et souligne l’émergence de nouvelles formes d’exclusion, plus subtiles mais tout aussi dévastatrices, qui exigent de l’Église un regard neuf et une action résolue.

La kénose du Messie pauvre

Le deuxième chapitre, « Dieu choisit les pauvres », constitue le pivot théologique du document, ancrant l’obligation de charité dans le mystère même de Dieu. Léon XIV affirme que l’attention portée aux faibles n’est pas une stratégie ecclésiale tardive, mais une caractéristique intrinsèque de la nature de Dieu révélée dans l’Écriture. La figure de Jésus est présentée comme la manifestation achevée du « privilège des pauvres » (privilegium pauperum) : il naît dans une famille modeste, travaille de ses mains comme téktōn1, et meurt dans l’exclusion totale de la Croix. Cette « concentration christologique » permet au pape de souligner que le Christ ne s’identifie pas seulement aux pauvres par empathie, mais qu’il partage leur fragilité jusque dans ses aspects les plus matériels, comme la faim, la soif et l’absence de demeure. L’exhortation médite longuement sur l’épisode de l’onction à Béthanie (Mt 26) : là où les disciples voyaient un gaspillage au détriment des nécessiteux, Jésus reconnaît un geste de tendresse envers son propre corps souffrant. Pour Léon XIV, cela signifie que l’amour pour le Seigneur et l’amour pour le pauvre sont une seule et même réalité : « Amen, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25, 40). Le contact avec les plus fragiles n’est donc pas une simple affaire de bonté humaine, mais une épiphanie, une manière fondamentale de rencontrer le Seigneur de l’histoire.

Une généalogie de la charité

Le troisième chapitre propose une vaste fresque historique visant à démontrer que le service des pauvres constitue l’ADN de l’Église depuis ses origines. Léon XIV parcourt ce qu’il nomme la « Grande Tradition », citant des Pères de l’Église comme saint Jean Chrysostome, qui fustigeait le luxe des autels au détriment de la faim des misérables, et saint Augustin, pour qui le Christ reçoit ce qui est donné à l’indigent. L’exhortation met en lumière l’action institutionnelle de l’Église à travers les siècles : la création des hôpitaux par saint Basile le Grand, l’hospitalité monastique comme facteur de stabilité sociale, et l’œuvre des ordres rédempteurs comme les Trinitaires ou les Mercédaires dédiés à la libération des captifs. Plus de cinquante figures de sainteté et vingt-six congrégations sont mentionnées, des Filles de la Charité de saint Vincent de Paul aux Petites Sœurs de la Providence Divine, montrant que chaque époque a su susciter des « structures de grâce » pour répondre aux blessures du temps. Léon XIV souligne particulièrement le rôle de la vie consacrée comme semence d’une nouvelle civilisation fondée sur la solidarité plutôt que sur l’accumulation. Il évoque également des figures contemporaines de la pastorale des migrants, tels Jean-Baptiste Scalabrini et Françoise-Xavier Cabrini, affirmant que l’accueil de l’étranger est un critère de crédibilité pour une Église qui se veut « en sortie ». Cette rétrospective historique ne vise pas à une autosatisfaction institutionnelle, mais à rappeler que la charité est un devoir public et une exigence doctrinale incontournable.

La critique des structures de péché et le défi du renouveau social

Dans un développement d’une grande portée politique, le quatrième chapitre de Dilexi te s’attaque aux causes systémiques de la pauvreté, s’inscrivant dans la continuité de la doctrine sociale de l’Église depuis cent cinquante ans. Léon XIV utilise sans détour les concepts de « structures de péché » et de « péché social » pour diagnostiquer les défaillances du modèle économique dominant, marqué par ce qu’il appelle l’ « empire de l’argent » et la « dictature d’une économie qui tue ». Un point central de sa critique porte sur la méritocratie contemporaine, qu’il qualifie de vision faussée : on ne peut affirmer que les pauvres manquent de mérite alors qu’ils sont enfermés dans des systèmes qui leur refusent toute opportunité réelle. Le pape dénonce l’autonomie absolue des marchés et l’indifférence morale des modèles de réussite qui excluent la majorité au profit de quelques-uns. Il insiste sur la « double pauvreté » des femmes, souvent victimes de violences et d’exclusions redoublées, et appelle à une réforme structurelle de la société pour que chaque personne soit traitée non comme un objet de charité, mais comme un sujet actif de son propre développement. Léon XIV rend ici un hommage explicite aux mouvements populaires et aux organisations de base, voyant en eux des partenaires essentiels pour la transformation sociale et la lutte contre l’inégalité, qu’il désigne comme la racine des maux de la société.

L’unité du culte et de la justice

L’une des contributions les plus originales de Léon XIV est le lien organique qu’il établit entre l’acte liturgique et l’engagement pour la justice, reprenant l’adage lex orandi, lex credendi, lex agendi. L’exhortation affirme que le culte rendu à Dieu est inauthentique s’il est séparé de l’amour des pauvres ; on ne peut offrir de sacrifice à l’autel tout en opprimant les faibles (cf. Os 6, 6). Pour le pape, le pauvre est une « présence sacramentelle » du Seigneur : si le fidèle ne rencontre pas le Christ dans l’indigent qui attend à la porte de l’église, il ne pourra pas le reconnaître dans le pain rompu. Cette « vision eucharistique » transforme l’acte de partage en un geste sacramentel par lequel l’Église réalise sa vocation la plus profonde : aimer le Seigneur là où il est le plus défiguré. Léon XIV va jusqu’à suggérer que dans les écoles catholiques ou les institutions ecclésiales, l’option préférentielle pour les pauvres doit primer sur toute autre considération, quitte à sacrifier des structures destinées aux classes aisées pour maintenir ouvertes celles qui servent les derniers. L’aumône elle-même est réhabilitée non comme une pratique désuète, mais comme un moyen nécessaire de « toucher la chair souffrante » de l’autre, créant une empathie indispensable pour briser la logique de calcul et d’intérêt personnel qui domine les relations humaines.

La grammaire de l’amour et le mystère du Christ total

Le texte de Léon XIV déploie une profondeur métaphysique remarquable en s’appuyant sur l’herméneutique de saint Augustin, notamment sur le concept du totus Christus (le Christ total). Le pape rappelle que par le baptême, nous ne sommes pas seulement devenus chrétiens, mais nous sommes devenus le Christ lui-même, formant un seul corps où la Tête et les membres sont indissociables. Cette unité mystique signifie que chaque acte de soin envers le pauvre est une « communion sacramentelle », un moment où « le Christ touche le Christ ». En reprenant la distinction augustinienne entre frui (la jouissance de Dieu comme fin ultime) et uti (l’usage des biens créés comme moyens), Léon XIV dénonce le péché comme un désordre de l’amour : l’humanité moderne tend à « jouir » de ce qui devrait être « utilisé » (l’argent, les ressources) et à « utiliser » ce qui devrait être l’objet d’une dignité absolue (la personne humaine, Dieu). Ce désordre construit ce que le pape nomme, à la suite d’Augustin, la « cité terrestre » qui s’aime elle-même jusqu’au mépris de Dieu, s’opposant à la « Cité de Dieu » qui aime Dieu jusqu’au mépris de soi. En replaçant les biens matériels sous le régime de la charité, le chrétien participe à une économie de la grâce où le travail, la propriété et les politiques publiques deviennent des offrandes à l’autel de l’amour universel.

Perspectives prophétiques

Le dernier chapitre, « Un défi permanent », se présente comme un appel à l’action prophétique dans un monde de plus en plus indifférent. Léon XIV exhorte l’ensemble du Peuple de Dieu à faire entendre une voix qui réveille et qui dénonce, même au prix de paraître « fou » aux yeux d’une société centrée sur le profit. Le pape lie intrinsèquement la question de la pauvreté à celle de la paix mondiale, affirmant qu’il ne peut y avoir de stabilité durable sans une justice effective pour les exclus. Son message pour la journée mondiale de la paix 2026, évoqué en écho à l’exhortation, prône une « paix désarmée et désarmante », exigeant des nations qu’elles cessent de privilégier la course aux armements au détriment de l’aide humanitaire et du développement intégral. L’exemple du Bon Samaritain est ici la clé de voûte : il ne s’agit pas seulement de panser les plaies, mais de se faire proche de toute personne qui manque de santé, de liberté ou de vie sociale. Le pape insiste sur le fait que les pauvres ne sont pas un « problème social », mais une « question de famille », des frères et sœurs choisis en premier par Dieu. En conclusion, Dilexi te affirme que la véritable force de l’Église réside dans la « logique de la petitesse » et que son renouveau dépendra de sa capacité à se libérer de son propre égocentrisme pour s’ouvrir au cri des plus délaissés, car c’est là, dans les périphéries de l’histoire, que le Christ attend son Épouse. 

  1. Ouvrier qualifié ↩︎

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