Être passeur entre l’Occident et l’Orient : telle fut la vocation du théologien orthodoxe Paul Evdokimov (1900-1970).
Médiation vivante entre deux expressions du christianisme l’existence de Paul Evdokimov s’inscrit tout entière dans les tribulations de l’histoire contemporaine. L’aristocrate né à Saint-Petersbourg, fils de la Sainte Russie et jeune combattant de l’Armée Blanche après 1917, devra fuir en France, travaillant la nuit chez Citroën pour mener à bien ses études de philosophie et de théologie durant la journée. Voyant dans la diaspora orthodoxe russe un véritable événement spirituel, l’occasion d’une rencontre, voire d’une redécouverte entre deux mondes chrétiens, il pressent que sa vocation est d’œuvrer à ce dialogue inédit.
Toute sa réflexion, son engagement et sa prière resteront à jamais marqués par cette expérience de l’exil, souffrance du déracinement mais aussi source de disponibilité, d’une liberté de pèlerin. Ce théologien, cet intellectuel ouvert à la problématique philosophique, sera en même temps un laïc extrêmement actif, solidaire du malheur de ses semblables. A partir de 1942, il consacre tout son temps, avec ses amis protestants, à l’accueil des personnes évacuées ou réfugiées au sein de la Cimade, participant ainsi à la résistance antinazie. L’exilé comprend sans doute mieux que quiconque la précarité de ceux qui fuient guerres ou persécutions.
Mais c’est sans doute cette vocation d’homme de médiation que les chrétiens d’aujourd’hui reconnaissent le plus chez Paul Evdokimov. Comme s’ils avaient besoin de mieux comprendre la spécificité du christianisme oriental, d’être introduit par une main fraternelle et experte dans une autre Église. A première vue, l’orthodoxie paraît plus chaleureuse et sensible à certains catholiques, déroutés sans doute par une mentalité occidentale froide et rationnelle, par le dépouillement liturgique post-conciliaire, et attirés par l’or des icônes, les chants aériens ou la beauté des célébrations. A sa manière, Paul Evdokimov nous met en garde dans ses écrits contre une vision esthétisante de l’orthodoxie, voire contre une fascination « exotique » pour celle-ci. Car si la spiritualité de l’Église d’Orient est bien cette « prière du cœur », cette intériorisation du nom de Jésus et de sa miséricorde, elle n’a rien d’une sensiblerie, ni même d’une émotion esthétique telle que nous la concevons bien souvent.
La terre, notre maison
Grandi à l’ombre de Dostoïevski, Evdokimov nous rappelle à son tour que le message spirituel chrétien est constant renvoi au monde. Il n’est que de relire ce passage des Frères Karamazov où le starets Zosime renvoie le jeune moine Aliocha parmi ses frères, pour affronter la souffrance et la mort de la chair, sur cette terre qu’il baignera de ses larmes en louant Dieu.
Terre, lieu de nos combats, espace où se déploie ce mal qu’Evdokimov discerne après l’auteur des Possédés, cette séparation de l’homme avec Dieu, générateur d’un dédoublement tragique de la personne. Mais aussi lieu ouvert pour que l’amour soit possible, pour que la Création soit rendue au Père. Sans doute est-ce cela que manifeste l’acte liturgique, dans sa beauté toute gratuite. « L’homme est appelé à tirer des choses la plus merveilleuse des prières : du monde il fait un temple. » Et comme l’icône, le liturgique « théâtre sacré » préfigure l’avènement du Royaume, ce moment de la Parousie où « la soif des deux mondes sera étanchée ».
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