Que fêtons-nous cette nuit-là ?

Nativity - Tewkesbury Abbey, Galerie Flickr de Walwyn

Aucun passage dans l’Évangile n’offre si peu de matière à l’admiration que la naissance de Jésus. De son berceau, il n’accomplit pas de gestes prodigieux, ne profère pas de paroles inoubliables, ne s’expose même pas dans la patience qui sera la sienne devant Pilate ou sur la croix. Il ne fait que naître.

Pour plaire au bergers, Luc fait chanter des anges dans les cieux, Matthieu fourbit une grosse étoile qui guidera les mages. Mais ce n’est pas à cause de ces embellissements nocturnes que, depuis deux mille ans, nous célébrons Noël. Laissons-nous conduire à l’intérieur de l’étable, que ces lampions n’éclairent pas, où parvient à peine la rumeur de la fête.

Longtemps après, de pieux auteurs, chagrinés que la salle où naît le Christ soit si dégarnie, introduiront pour la meubler, un bœuf et un âne. Admettons de surcroît quelques araignées dans les coins, en guise de bibelots. Nos efforts ne changent rien au fait : c’est pauvre. L’enfant est pareil à n’importe quel enfant. Ni plus grand, ni plus beau, ni plus fort. On ne voit pas en lui le Christ, comme chez les peintre flamands, avec des yeux pensifs, qui promettent. Les évangélistes évitent même de parler de « Jésus » (c’est pourtant ainsi qu’il s’appelle) dans le lieu et le moment de sa naissance, alors qu’avant ils répétaient ce nom à plaisir et qu’ensuite, ils s’en serviront tout naturellement. Ils le désignent provisoirement par un terme général, qui s’applique à tous les nourrissons, tant en effet, ils leur ressemble. Ils disent : « le petit enfant ».

Nous sommes loin des grands titres lancés le jour de l’annonciation : « Sauveur, Fils de David, fils du Très-Haut »… L’ange Gabriel qui est pourtant dans les parages, puisqu’il est venu avertir les pasteurs, ne daigne pas aller vérifier sur place ma justesse de sa prophétie, comme si la paille le rebutait…

Rien que de très ordinaire

Or, c’est dans ce coin obscur du récit qu’une religion a niché l’une de ses plus chères vertus : l’espérance. Pas la foi, l’espérance. La foi, c’est pour le matin de Pâques. Jésus surgit de la mort, ses amis l’ont vu et nous demandent de croire. A Noël, un enfant vient de naître ; où serait l’effort de la foi ? Presque toutes les femmes mettent des enfants au monde. Et c’est justement parce qu’il n’arrive, ce soir-là, rien que de très ordinaire, que l’espérance se met à changer.

L’espérance, « la petite espérance », comme l’appelle Péguy, puisque de très petits motifs suffisent pour qu’elle déplie ses ailes ! C’est vrai qu’elle n’est pas faite pour le grandiose : comblée, elle devient certitude et n’est plus espérance.

Le soir de Noël donc, elle considère avec plein de fraîcheur la chose arrivée, dont parle saint Luc : l’évangéliste se garde d’enjoliver ce qui se passe à l’intérieur de la crèche, lui qui, tout à l’heure, dans la campagne endormie, accumulait tout ce qu’il pouvait d’anges, de clartés, de musiques. Ici, choses et gens sont simples et les deux rédacteurs, Matthieu et Luc, choisissent les termes les plus dépouillés pour évoquer l’avènement de Dieu.

Peu de mots, et trop nus. Mais qui mettrait de l’emphase pour dire qu’un enfant dort sur la paille ? Les linges dont sa mère l’a couvert font songer au manteau pourpre et au linceul de la Passion. Car on ne verra que trois fois des mains humaines le vêtir, à la naissance, pendant le supplice, après sa mort. Emmaillotés, déguisé, enveloppé. Mais sous les haillons mortels, la chair d’un Dieu palpite… Nous y sommes ! L’espérance prend son essor, quand tout la retient d’espérer.

Un enfant « Qui sera grand »

Elle porte en soi une sublime contradiction : ne voyant presque rien, elle dit voir. Or, ce qui dort dans le berceau n’a vraiment pas une tête de roi. C’est un enfant langé par la nuit, bercé par l’amour. « Il sera grand », avait jeté l’ange, et maintenant, le père et la mère décèlent dans le silence le doux battement d’un cœur qui contiendra le monde, ils épient sur la petite face close une pensée bientôt divine.

L’espérance n’a pas besoin des preuves, dont la foi est assoiffée. Elle guette seulement des signes, qui ne sont pas plus gros que des grains de poussière. C’est bien assez pour elle.

Il faut admirer que l’on parle déjà de signe. Plus tard, on appellera signe un miracle, un vrai, qui fait du bruit. Mais à Noël, le mot n’indique presque rien. « Vous le reconnaîtrez à ce signe », a dit l’ange aux bergers. Quel signe ? Un nouveau-né, comme on en voit dans tous les berceaux.

On nous dit aussi que ses parents « s’étonnent ». Le mot est fort. Quand Jésus sera adulte, il devra au moins faire parler un muet et redresser un bossu pour arracher à la foule des exclamations de surprise. De quoi les parents de Jésus s’étonnent-ils donc ? De compliments marmonnés par des vieillards, qui en font toujours aux tout-petits, parce que la vie qui commence attendrit la vie qui finit. Et par deux fois saint Luc écrit que « Marie gardait ces choses en son cœur ». Quels sont ces trésors précieusement conservés ? Le remue-ménage des bergers dans l’étable, l’odeur de moutons qu’ils traînent avec eux, et douze ans après, un pénible accident de pèlerinage, suivi d’une explication à laquelle nous ne comprenons rien.

Chaque jour ramène l’aurore

Noël, puissance d’un regard qui dans l’infime perçoit l’infini ! Le patois des bergers résonne comme la langue universelle, qu’on a raison d’appeler espéranto. Les éloges prononcés par des gens qui sont au bord de la tombe deviennent le grand bonjour à un monde neuf et beau. Toute la nuit est un poème qui tire d’insolites clartés des mots les plus communs.

L’espérance donne un corps à ce qui n’est qu’un souffle. A Noël, l’hiver commence à peine, mais déjà dans le secret des fibres monte la sève, et chaque jour ramène un peu plus tôt l’aurore.

Rien n’est gagné encore, et il faudra beaucoup de temps. Patience, mon cœur ! Dieu s’est enfoncé dans l’humanité plus longtemps que dans le tombeau. Ici, trois jours — ses amis n’en ont pas moins désespéré —. Là, trente années, pendant lesquelles il s’est contenté d’être un gars du pays, bornant sa vie à l’immuable horizon de collines et d’oliviers. La mère a-t-elle pour autant douté ?

Il faut comprendre pourquoi la fête de Noël donne une telle place à Marie. Parce qu’elle est la mère de l’enfant qui vient de naître, cela va sans dire. Mais aussi parce qu’elle nous invite à considérer le meilleur au cœur du pire, dans les temps, les choses, et les gens. Elle nous demande en souriant d’attendre que les faits accomplissent les discrètes appréhensions de l’esprit. Malgré les années et les déceptions, elle a maintenu ferme son rêve pur.

Nous fêtons à Noël, la patience et la lucidité d’un sentiment qui sait voir et attendre, longtemps avant que le jour rougeoie. Cette crèche est un royaume, ce faible enfant, une puissance qui monte.


Crédit photoCreative Common

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