Elie traverse la Bible à la manière de ces éclairs qui vont d’un horizon à l’autre. Prophète au 9e siècle avant Jésus-Christ, il appartient à l’Ancien Testament. Mais le Nouveau Testament met en lumière, dans son itinéraire, les points-clés d’une authentique recherche de Dieu.
« Alors le prophète Elie se leva comme un feu. » (Si 48,1). Jésus Ben Sira, écrivant au 2e siècle avant Jésus-Christ, retient déjà une image qui, au fil des générations, restera inséparable du nom, de la personnalité d’Elie. Une image qui renvoie au mont Carmel, où lui seul eut le pouvoir de faire descendre, sur l’holocauste préparé, le feu du ciel (1 Rois 18, 20-40). L’épisode se termine par l’extermination de ses adversaires…
Pourtant, comment évoquer Elie sans penser aussi à une autre montagne, le mont Horeb ? Là, ce n’est pas dans les grandes forces de la nature que Dieu se manifeste. Il faut être attentif pour percevoir sa présence, au sein d’une brise légère (1 R 19, 12).
Une troisième montagne est restée associée au souvenir d’Elie. Elle nous le rend à la fois plus proche, dans le temps, et plus étranger, car il ne s’agit plus de sa vie terrestre. Le mont Thabor, site traditionnel de la Transfiguration, l’a vu apparaître auprès du Christ, en même temps que Moïse.
Quel est cet Elie qui, vis-à-vis de Moïse le législateur, représente le courant prophétique ? Quel est, dans sa vie, l’événement qui lui vaut d’être, lui aussi, associé à la gloire du Fils de Dieu: le Carmel, ou l’Horeb ? le feu dévorant, ou l’écoute silencieuse ?
Un précurseur
La réponse, je l’ai cherchée au sein d’un groupe de Guetteurs réunis au pied du Mont Ventoux : la montagne, encore … Le frère Pierre-Philippe Galloy F.G., alors Régent, nous avait invités à suivre avec lui ce chercheur de Dieu, dont l’aventure commence avant le Carmel, et se poursuit après l’Horeb.
La geste d’Elie, sa quête de Dieu, prend tout son relief à la lumière du Nouveau Testament. C’est de ce lieu, de ce point d’observation, que notre « guide » a choisi de la regarder pour en voir les points essentiels. Les évangiles et saint Paul relèvent, en effet, les traits, les rencontres qui, chez Elie, annoncent, préfigurent le Christ.
Insistance d’autant plus significative, qu’elle ne doit rien à une appréciation quantitative ! Mesurée en nombre de versets, la place d’Elie, dans la Bible, est modeste. Mais ces quelques pages sont d’une étonnante densité. Elles ne nous parlent pas seulement de lui, et, à travers son expérience, de Dieu, mais aussi de nous-mêmes.
Baal ou Yahvé ?
Chacun de nous peut se retrouver dans l’alternance entre des temps forts donnés à l’action, et une solitude habitée par le doute, entre affrontements et détachement, entre le dégoût de la vie et la passion pour la cause du Seigneur, qui tissent toute l’histoire terrestre d’Elie, telle que nous la rapporte la Bible.
En voici les points-clés, étapes d’un itinéraire spirituel où Elie nous précède, – de loin !
Il surgit sans préambule, sans autre présentation que le rappel de son lieu de naissance : Tishbé, au-delà du Jourdain. Mais dès cet instant, nous savons qu’il est revêtu de la puissance divine.
Le roi d’Israël, Achab, a laissé sa femme Jézabel, une étrangère, rétablir le culte cananéen de Baal. Elie défie ouvertement le roi, et le prétendu pouvoir de son dieu : « Par Yahvé vivant, Dieu d’Israël que je sers, il n’y aura ces années-ci, ni rosée, ni pluie, sauf à mon commandement. » (1 R 17, 1).
Entre le prophète et le roi, la confrontation est ouverte : en termes de pouvoir. De Baal ou de Dieu, on verra bien qui sera le plus fort !
Or, au moment même où nous nous demandons si c’est vraiment ainsi que Dieu agit — même neuf siècles avant le Christ —, voici que le récit prend brusquement une autre direction, en rupture totale avec ce qui vient de se passer.
Une absolue confiance
La parole de Yahvé fut adressée à Elie en ces termes: “Va-t’en d’ici, dirige-toi vers l’orient et cache-toi au torrent de Kerit, qui est à l’est du Jourdain.”
1 R 17, 2-3
Ainsi commence une de ces marches dans lesquelles Elie, prophète voyageur, va nous entraîner : chaque fois, pour nous surprendre par une révélation nouvelle.
Surpris, nous le sommes déjà en voyant ce prophète, si sûr de lui devant le roi, partir se cacher. Or il va faire là une première expérience fondamentale : l’expérience du désert. Au torrent de Kerit, sa vie dépend d’un filet d’eau menacé par la sécheresse, et de la nourriture que lui apportent les corbeaux. Comme les Hébreux de l’Exode, Elie attend tout de la bienveillance, de la sollicitude de Dieu.
Dieu va le déconcerter encore davantage. Quand l’eau du torrent cesse de couler, Elie est envoyé hors d’Israël, à Sarepta : « Voici que j’ordonne là-bas à une veuve de te donner à manger. » (17, 9) Une veuve ! une pauvre femme à bout de ressources, vivant seule avec son fils… Pour ouvrir les yeux, et le cœur, de son prophète, Dieu a vraiment choisi ce qu’il y avait de plus faible.
De la veuve de Sarepta, Elie apprend ce qu’est un geste de confiance. Avec ce qu’il lui reste de farine et d’huile, elle cuit une galette pour le prophète, sur sa seule parole : « Jarre de farine ne s’épuisera, cruche d’huile ne se videra jusqu’au jour où Yahvé enverra la pluie sur la face de la terre. » (17, 14).
Vient une nouvelle épreuve : la rencontre de la mort. Quand celle-ci lui enlève son fils, la pauvre femme, ne pouvant supporter sa douleur, cherche un coupable : le prophète lui-même ?
Elie s’en remet alors à Dieu, non sans audace dans sa manière de le prier : « Yahvé, mon Dieu, veux-tu donc aussi du mal à la veuve qui m’héberge, pour que tu fasses mourir son fils ? » (17, 20) Seul dans la chambre haute avec l’enfant inanimé, il s’étend trois fois sur lui, et « l’âme de l’enfant revient en lui » ( v. 22). Tous deux, le prophète et l’enfant, redescendent, témoins du Dieu vivant rencontré dans le cœur à cœur de la prière.
Le retour de la violence
La place d’un prophète est au milieu de son peuple. De cette veuve, de cet enfant, de ces « petits » qui lui ont révélé la tendresse de Dieu, Elie a appris ce qu’il devait savoir. Au bout de deux années passées chez eux, il est renvoyé parmi les siens, porteur d’une bonne nouvelle : « Va te montrer à Achab, je vais envoyer la pluie sur la face de la terre. » (18, 1) En somme, tout finit bien …
Eh bien, non ! Tout recommence au contraire. Elie reprend l’affrontement avec Achab là où il l’a laissé. Et dans les mêmes termes. Cette fois, il propose l’épreuve du feu : il s’agit de savoir qui, de Baal ou du vrai Dieu, sera capable de consumer un jeune taureau préparé pour l’holocauste (sacrifice par le feu).
Convoqués sur le mont Carmel, les prophètes de Baal — ils sont quatre cent cinquante — implorent vainement le feu du ciel. Elie, qui se présente seul, est exaucé dès la première invocation. Le feu de Yahvé embrase bûcher et victime. Le peuple, émerveillé, tombe la face contre terre : « C’est Yahvé qui est Dieu ! C’est Yahvé qui est Dieu ! » (18, 39) Elie, maître du jeu, pousse son avantage jusqu’au bout : il fait saisir tous les prophètes de Baal, et les égorge.
La leçon de Sarepta a été vite oubliée …
Mais Elie ne savoure pas longtemps sa victoire. Dieu, pourtant, a tenu sa promesse : la pluie est revenue. Cela ne suffit pas à convaincre l’adversaire le plus redoutable du prophète, la reine Jézabel. Elie a tué ses prophètes ? Elle « fera de sa vie, lui fait-elle dire, comme de la vie de l’un d’entre eux. » (19, 2).
La brise légère
Alors Elie a peur. Il s’en va, « pour sauver sa vie » (v. 3). Réflexe de panique, auquel succède un complet abattement : « C’en est assez maintenant, Yahvé ! Prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères. » (v. 4). Après le triomphe ambigu du Carmel, Elie, seul, découragé, touche le fond du désespoir. Il se couche et « s’endort », dit la Bible. Sommeil proche de la mort. Sommeil image de la mort. Porte étroite vers la vraie vie …
Car Dieu veille. Dieu appelle son prophète, le met debout : « Lève-toi et mange ». Elie trouve à son chevet le pain, le viatique nécessaire pour une longue route : le pain de vie pour un nouvel Exode.
Comme Moïse et son peuple, Elie, conduit par Dieu, s’aventure au cœur du désert. Il marche « quarante jours et quarante nuits » (v. 8). Il atteint ainsi l’Horeb, le Sinaï de l’Exode. Et là, comme Moïse, Elie va rencontrer Dieu.
Mais il ne le reconnaît pas aux mêmes signes.
Dans la théophanie de l’Exode, le Seigneur se manifestait par l’orage, le tremblement de terre et le feu (Ex 19, 16ss). Ici, Yahvé n’est, ni dans l’ouragan, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans « le bruit d’une brise légère » (19, 12).
Elie, alors, confie sa peine : « Les Israélites ont abandonné ton alliance … » (v. 14).
Mais la réponse, la parole que reçoit le prophète est aussi nouvelle, aussi personnelle que la manière dont Dieu se manifeste à lui.
Elie rêvait d’un peuple unanime, soumis, à la suite de son roi, à la puissance de Dieu : un Dieu courbant toutes les têtes dans l’admiration terrorisée de ses prodiges.
L’Israël réel, au sein duquel Dieu le renvoie, ne répond guère à ce projet. Elie est-il pourtant, comme il l’affirme, seul adorateur du vrai Dieu ? Au milieu de ce peuple, nombreux sont ceux qui sont restés fidèles. « J’épargnerai en Israël, dit Yahvé, sept milliers, tous les genoux qui n’ont pas plié devant Baal et toutes les bouches qui ne l’ont pas baisé. » (19, 18).
Le parti des petits
Que les autres, puisque tel est leur choix, suivent le chemin qui mène à la mort ! Dieu est présent dans la conscience de ces fidèles : de ce « reste » que l’on retrouve à travers toute l’histoire d’Israël, non comme une survivance des temps anciens, mais comme le germe du salut. C’est ce reste qui un jour accueillera Dieu lui-même en la personne de Jésus.
Moïse et Elie ont l’un et l’autre rencontré le Seigneur, chacun pour être éclairé sur sa vocation propre : Moïse, le chef de peuple Elie, le mystique. Ils seront l’un et l’autre associés, à égalité pourrait-on dire, à la Transfiguration, à la glorification du Fils.
La geste d’Elie pourrait s’achever ici : par la théophanie de l’Horeb. Ce serait oublier que, avec le prophète, nous avons nous aussi à redescendre de la montagne : « Va … »
Elie n’en a pas fini avec Achab et Jézabel. Mais cette fois, l’objet du débat sera, non la puissance, mais la justice. Face aux excès du pouvoir politique, Elie va prendre le parti des petits.
Achab, par simple commodité — pour avoir un potager à côté de son palais — a demandé à un voisin, Nabot, de lui céder sa vigne. Nabot, malgré toutes les promesses, a refusé. Achab a confié l’affaire à sa femme Jézabel. Et les choses n’ont pas traîné : Nabot, faussement accusé d’avoir offensé Dieu et le roi, a été lapidé. Achab a pu prendre possession de la vigne de son voisin …
C’est là qu’Elie le rejoint, pour lui dire, au nom de Yahvé : « A l’endroit même où les chiens ont léché le sang de Nabot, les chiens lécheront ton sang à toi aussi. » (21, 18).
Ce langage, cet appel à la conscience, Achab lui-même est capable de le comprendre. Le roi manifeste publiquement son repentir : il déchire ses vêtements, s’habille d’un sac, et jeûne. Et même à lui, Dieu peut pardonner : « As-tu vu, dit le Seigneur à Elie, comme Achab s’est humilié devant moi ? Parce qu’il s’est humilié devant moi, je ne ferai pas venir le malheur pendant son temps : c’est au temps de son fils que je ferai venir le malheur sur sa maison. » (21, 29). Mystérieux pouvoir du mal, qui survit à son auteur.
Elie, si impitoyable au Carmel, est maintenant le témoin du pardon de Dieu. Un homme de paix, dans la justice.
C’est ainsi, beaucoup plus que comme exécuteur de la vengeance divine, qu’il entrera dans la tradition.
Elie a été enlevé au ciel sur un char de feu, laissant son manteau à son disciple Elisée (2 R, 2, 11). Mais sa mission n’est pas achevée. Il reviendra, non en justicier, mais au contraire pour réconcilier : « Avant que n’arrive le jour de Yahvé, grand et redoutable, il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs pères » (Mal 3, 23).
C’est ce rôle, c’est ce visage d’Elie qui est présent dans le Nouveau Testament.
Jésus récuse, absolument, tout esprit de vengeance qui appellerait le feu du ciel sur ses ennemis (Lc 9, 54). Sur ce point, il prend ses distances à l’égard d’Elie.
Vers le vrai visage
Le Nouveau Testament, en revanche, montre comment, par d’autres traits, la vie d’Elie annonce celle du Christ.
Comme Elie, Jésus, seul, plongé dans l’angoisse, est réconforté par un ange (Lc 22, 43).
Et dans le récit de l’Ascension (Lc 24, 51 et Ac 1, 9), ne retrouvons-nous pas la manière dont Elie a été glorifié ? L’interpellation de l’ange : « Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous ainsi à regarder le ciel ? » rappelle le manteau d’Elie ramassé par Elisée : pour les disciples, la mission commence.
Elie apparaît ainsi, à travers ses épreuves tout autant que dans la gloire où Dieu l’a appelé, comme une figure du Christ.
Une figure dont, du Carmel à l’Horeb, Dieu lui-même a effacé les faux traits, pour l’amener à la perfection d’une épure.
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