La définition dogmatique de l’Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie par le Pape Pie XII, le 1er novembre 1950, loin d’être une innovation théologique, représente l’aboutissement solennel et logique d’une croyance qui s’est développée organiquement au sein de la conscience de l’Église sur près de deux millénaires. Cet article soutient que le dogme se comprend mieux comme le sommet d’une trajectoire mariologique cohérente, profondément enracinée dans la pratique liturgique de l’Église, la réflexion patristique et la piété populaire (sensus fidelium). De plus, il démontrera que l’Assomption est un mystère intrinsèquement christocentrique, illuminant l’efficacité de la rédemption du Christ, et qu’elle sert de signe eschatologique ultime d’espérance pour l’ensemble du Corps du Christ.
L’analyse procédera de manière chronologique et thématique, en commençant par les origines narratives dans la littérature apocryphe ancienne, en retraçant le développement historique et liturgique de la fête, en disséquant les arguments théologiques des Pères de l’Église, en fournissant une exégèse détaillée de la Constitution apostolique Munificentissimus Deus de 1950, et enfin, en explorant la profonde signification spirituelle du dogme et sa place dans le paysage œcuménique.
- I. Les origines de la croyance : le silence canonique et la voix des apocryphes
- II. Le développement Historique et Liturgique : De la Dormitio à l'Assomption
- III. La proclamation dogmatique : analyse de la Constitution apostolique Munificentissimus Deus
- IV. Le sens théologique et spirituel du dogme
- V. Perspectives œcuméniques et dialogues
- VI. L'expression iconographique : théologie en couleurs
I. Les origines de la croyance : le silence canonique et la voix des apocryphes
Le silence des Écritures canoniques
Toute étude sur l’Assomption de Marie doit commencer par la reconnaissance d’une absence notable : le Nouveau Testament ne contient aucun récit de la fin de la vie terrestre de la Vierge Marie. La dernière mention explicite de sa présence se trouve dans les Actes des Apôtres, où elle est décrite en prière avec les disciples dans le Cénacle, en attente de la Pentecôte. Ce silence scripturaire n’est pas une réfutation de la croyance ; il constitue plutôt le terrain fertile sur lequel les traditions ultérieures ont germé, cherchant à combler une lacune narrative et à répondre à la piété et à la curiosité théologique des fidèles qui s’interrogeaient sur le sort final de la Mère de Dieu.
L’émergence des récits du Transitus Mariae
En réponse à ce silence, un riche corpus littéraire, connu sous le nom de Transitus Mariae (le Passage de Marie) ou Dormitio Mariae (la Dormition de Marie), a vu le jour. Bien que certains éléments puissent remonter aux IIe ou IIIe siècles, les versions les plus complètes et les plus influentes datent des IVe et Ve siècles. Ces textes, qui existent en de multiples langues (syriaque, copte, grec, latin, etc.), présentent des variations mais partagent une structure narrative commune qui deviendra le fondement de l’iconographie et de la liturgie futures.
Le récit-type se déroule comme suit : un ange annonce à Marie sa mort imminente. À sa prière, les apôtres, dispersés à travers le monde pour l’évangélisation, sont miraculeusement rassemblés à son chevet, souvent transportés sur des nuées par le Saint-Esprit. Au moment de son trépas, le Christ lui-même apparaît, entouré d’anges, pour recevoir son âme sainte, fréquemment représentée sous la forme d’un petit enfant emmailloté, symbole de sa pureté. Les apôtres procèdent ensuite à l’ensevelissement de son corps, généralement dans un tombeau neuf à Gethsémani. Après une période de trois jours, durant laquelle des chœurs angéliques se font entendre, le tombeau est trouvé vide. Il est alors révélé que son corps, incorrompu, a été « transféré au paradis » pour être réuni à son âme, anticipant ainsi la résurrection générale.
Analyse du statut théologique des apocryphes
Le statut de ces récits est complexe. D’une part, ils ont été officiellement jugés non canoniques. Le Decretum Gelasianum, un document attribué au Pape Gélase Ier (fin du Ve siècle) mais probablement compilé au début du VIe siècle, qualifie le Liber qui appellatur Transitus, id est Assumptio sanctae Mariae d’écrit apocryphe « à ne pas retenir ». Cette condamnation visait les textes eux-mêmes, souvent en raison de leurs embellissements fantaisistes, de leurs possibles influences gnostiques et de leur prétention à une autorité apostolique.
Cependant, il est crucial de comprendre que la condamnation des livres ne constituait pas une condamnation de la croyance fondamentale en une fin glorieuse pour Marie. En effet, la foi en ce mystère a continué à se développer et à se propager. Les apocryphes, malgré leur manque de fiabilité historique, sont des témoins inestimables (testes fidei) de l’intuition précoce et répandue de la communauté chrétienne. Ils révèlent une conviction profonde quant à la convenance théologique du destin unique de Marie.
Ces récits ne doivent pas être lus comme une tentative d’histoire factuelle, mais plutôt comme une forme de « théologie narrative ». Ils représentent la première tentative de l’Église d’articuler, à travers le langage de l’imagination et du récit, une conviction théologique profonde bien avant que le langage dogmatique formel ne soit développé pour l’exprimer. La structure même de ces histoires est théologique : la réunion des apôtres symbolise l’unité de l’Église autour de Marie ; l’intervention personnelle du Christ souligne que sa gloire découle de la sienne ; et la préservation de son corps de la corruption affirme sa sainteté unique en tant que Theotokos, la Mère de Dieu. Le fait que l’Église ait pu rejeter les textes tout en retenant et en développant la croyance qu’ils véhiculaient démontre une capacité de discernement : elle a su séparer le noyau théologique (le destin glorieux de Marie) de son enveloppe narrative imaginative et non inspirée. Les récits du Transitus furent le véhicule, et non la source, de la doctrine.
II. Le développement Historique et Liturgique : De la Dormitio à l’Assomption
La croyance populaire, nourrie par les récits apocryphes, s’est progressivement cristallisée dans la vie liturgique de l’Église, fournissant un témoignage public et constant de la foi de la communauté.
L’institution de la fête en Orient
La formalisation liturgique de cette croyance a d’abord eu lieu en Orient. Des célébrations locales existaient dès le Ve siècle, notamment à Jérusalem, où une église commémorant le « passage » de Marie était établie. Le pas décisif fut franchi par l’empereur byzantin Maurice qui, vers l’an 600, étendit la fête de la Koimēsis (en grec) ou Dormitio (en latin), signifiant « l’Endormissement », à tout l’empire, en fixant sa date au 15 août. Ce terme met l’accent sur la nature paisible de la mort de Marie, non pas comme une fin tragique, mais comme un sommeil serein en attente de la gloire.
La Réception et l’Évolution en Occident
La fête fut introduite en Occident peu de temps après. Le Pape Théodore Ier (642-649), lui-même d’origine orientale, l’apporta à Rome au VIIe siècle, où elle fut d’abord célébrée sous le nom de Dormitio. Cependant, à partir du VIIIe siècle, le terme d’Assumptio (« Assomption », du latin assumere, « prendre avec soi », « enlever ») commença à prévaloir en Occident.
Ce changement terminologique n’est pas anodin ; il reflète une nuance théologique grandissante. Tandis que l’Orient, avec le terme Dormitio, continue de souligner la réalité de la mort de Marie comme un « endormissement » partagé avec le reste de l’humanité, l’Occident, avec Assumptio, met davantage l’accent sur l’action divine et le résultat triomphal de cet événement : Marie est « assumée », « enlevée » corps et âme dans la gloire par la puissance de Dieu. Le focus se déplace de l’endormissement terrestre à l’exaltation céleste. En 813, le Concile de Mayence la cite déjà parmi les fêtes d’obligation.
Le Témoignage des Pères de l’Église
Parallèlement au développement liturgique, les Pères et les Docteurs de l’Église ont commencé à fournir des fondements théologiques plus solides à cette croyance.
En Occident, saint Grégoire de Tours († 594) est le premier témoin patristique majeur. Dans ses écrits, il rapporte explicitement la croyance en l’assomption corporelle de Marie, s’appuyant sur la tradition des Transitus. Son témoignage atteste que, dès la fin du VIe siècle, la croyance était non seulement connue mais largement acceptée en Gaule, considérée comme une vérité transmise par la tradition.
En Orient, saint Jean Damascène († vers 749) est sans conteste le plus grand théologien de la Dormition. Dans ses célèbres homélies pour cette fête, il dépasse la simple narration des apocryphes pour développer une argumentation théologique rigoureuse fondée sur la convenance (argumentum ex convenientia). Son raisonnement est d’une grande clarté : il était souverainement convenable (decuit) que celle qui avait porté le Créateur dans son sein virginal, dont le corps était devenu le tabernacle incorruptible du Verbe fait chair, ne connaisse pas la corruption du tombeau. Pour le Damascène, l’union entre la Mère et le Fils est si intime et indissoluble qu’elle ne peut être rompue par la mort. Comme le Christ est ressuscité, il était convenable que sa Mère partageât sa victoire sur la mort de la manière la plus parfaite possible. Ses homélies constituent la première grande synthèse patristique du mystère, qui influencera profondément toute la théologie mariale ultérieure, tant en Orient qu’en Occident.
III. La proclamation dogmatique : analyse de la Constitution apostolique Munificentissimus Deus
Le 1er novembre 1950, après des siècles de maturation de la foi, le Pape Pie XII, par la Constitution apostolique Munificentissimus Deus, proclama solennellement l’Assomption de la Vierge Marie comme un dogme de la foi catholique.
Le contexte de la définition (1950)
Cette définition fut l’aboutissement d’un long processus. Le XIXe siècle, souvent qualifié de « siècle marial », avait vu la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception en 1854 et une floraison de la piété mariale, nourrie par de nombreuses apparitions reconnues. Dans ce climat, les pétitions de fidèles, de prêtres et d’évêques du monde entier se multiplièrent, demandant au Saint-Siège de définir dogmatiquement l’Assomption. En 1946, le Pape Pie XII lança une consultation formelle de tout l’épiscopat mondial. La réponse fut quasi unanime : une écrasante majorité des évêques (plus de 90%) se déclara favorable à la définition, confirmant que cette croyance faisait partie du patrimoine de foi de l’Église universelle.
La structure de l’argumentation papale
La Constitution apostolique ne s’appuie pas sur un unique « verset preuve », inexistant en l’espèce, mais construit un dossier cumulatif, fondé sur la convergence de multiples sources d’autorité, illustrant ainsi la conception catholique de la Révélation transmise par l’Écriture et la Tradition.
Le consensus de l’Église (Sensus Fidelium) : Pie XII accorde un poids théologique considérable à « l’accord remarquable des prélats et des fidèles catholiques », y voyant une manifestation de l’assistance infaillible du Saint-Esprit qui guide l’Église tout entière dans la vérité.
Le témoignage de la liturgie : S’appuyant sur l’adage lex orandi, lex credendi (« la loi de la prière est la loi de la foi »), le Pape souligne que l’existence d’une fête liturgique ancienne et universelle célébrant ce mystère est une preuve puissante de la foi constante de l’Église. La liturgie n’engendre pas la foi, mais elle en jaillit et en témoigne.
Le témoignage des pères et docteurs : Le document retrace la longue chaîne de la Tradition, citant explicitement les Pères comme saint Jean Damascène, saint Germain de Constantinople, et les grands docteurs scolastiques comme saint Antoine de Padoue, saint Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure, qui tous ont affirmé cette vérité en se basant sur des arguments de convenance théologique.
Le fondement scripturaire (interprétation typologique) : Tout en reconnaissant l’absence de récit explicite, Pie XII affirme que le dogme est en profonde harmonie avec l’enseignement des Saintes Écritures. Il mobilise plusieurs textes, non comme des preuves directes, mais comme des fondements qui, lus à la lumière de la Tradition, illuminent ce mystère :
- Genèse 3:15 (le Protévangile) : Ce passage annonce une inimitié entre le serpent et « la femme », ainsi qu’entre leur descendance respective. La Tradition y a vu une prophétie de Marie et du Christ, indissolublement unis dans la lutte et la victoire sur le péché et la mort. Cette union dans la victoire implique une union dans la glorification finale.
- Luc 1:28 (« Pleine de grâce ») : La salutation de l’ange Gabriel indique une plénitude de grâce unique en Marie. Cette sainteté exceptionnelle, qui la préserve de toute tache de péché (comme le définit le dogme de l’Immaculée Conception), la rend inapte à subir la conséquence du péché, à savoir la corruption du tombeau.
- Apocalypse 12:1 (« Un grand signe apparut dans le ciel : une Femme, revêtue du soleil ») : Bien que ce texte se réfère directement à l’Église, la Tradition patristique et liturgique y a souvent vu une image de la Vierge Marie, glorifiée dans le ciel. Cette vision eschatologique de la Femme triomphante est considérée comme une préfiguration de l’Assomption de Marie.
La formule dogmatique
La définition elle-même est un modèle de précision théologique, fruit d’une longue réflexion :
C’est pourquoi, […] par l’autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et par Notre propre autorité, Nous prononçons, déclarons et définissons comme un dogme divinement révélé que Marie, l’Immaculée Mère de Dieu toujours Vierge, à la fin du cours de sa vie terrestre, a été élevée en âme et en corps à la gloire céleste.
Deux points méritent une attention particulière. Premièrement, l’expression « à la fin du cours de sa vie terrestre » (expleto terrestris vitae cursu) a été choisie délibérément pour ne pas trancher la question théologique de savoir si Marie a connu ou non la mort physique. Cette formulation prudente respecte à la fois la tradition occidentale, qui suppose généralement sa mort, et la sensibilité de la tradition orientale de la Dormitio, laissant la question ouverte à la discussion théologique. Deuxièmement, cette proclamation constitue la première, et à ce jour unique, utilisation formelle de l’infaillibilité pontificale ex cathedra depuis que ce charisme a été défini par le Premier Concile du Vatican en 1870.
Le moment de cette définition, en 1950, n’est pas anodin. Dans un monde qui sortait à peine des horreurs de la Seconde Guerre mondiale et qui était confronté à la montée d’idéologies athées et matérialistes, comme le communisme soviétique, qui réduisaient la personne humaine à un simple rouage matériel de l’histoire, le dogme de l’Assomption a retenti comme une puissante contre-affirmation théologique et anthropologique. En proclamant qu’une créature humaine, une femme de chair et de sang, a été élevée corps et âme dans la plénitude de la gloire divine, l’Église a offert une vision radicalement différente de la destinée humaine. Cet acte s’opposait directement au matérialisme en affirmant que le corps n’est pas une prison ou une machine à jeter, mais une partie intégrante de la personne, destinée à la glorification. C’était un message prophétique d’espérance, un « signe de réconfort et d’espérance » offert à une humanité meurtrie, lui rappelant que sa destinée ultime n’est pas le néant du tombeau, mais la vie éternelle dans la plénitude de son être.
IV. Le sens théologique et spirituel du dogme
Au-delà de son développement historique, le dogme de l’Assomption est porteur d’une richesse théologique et spirituelle profonde pour la foi chrétienne.
Le lien indissoluble avec l’Immaculée Conception
L’Assomption est la clé de voûte théologique de l’Immaculée Conception. Ces deux dogmes marials modernes sont les deux faces d’une même médaille : la victoire totale de la grâce du Christ en Marie. Le dogme de l’Immaculée Conception affirme que Marie a été préservée de la tache du péché originel dès le premier instant de son existence. L’Écriture et la Tradition enseignent que la mort et la corruption du tombeau sont les conséquences du péché (Rm 6, 23). Par une logique théologique puissante, puisque Marie a été préservée de la cause (le péché), il était convenable qu’elle soit préservée de sa conséquence ultime (la corruption du sépulcre). Sa vie commence dans une plénitude de grâce et s’achève dans une plénitude de gloire.
Une vérité christocentrique
Loin de faire de l’ombre au Christ, le dogme de l’Assomption est fondamentalement christocentrique. La glorification de Marie n’est pas le fruit de ses propres mérites ou de sa propre puissance ; elle est entièrement un don découlant de la Résurrection de son Fils. Son Assomption est une « participation singulière à la Résurrection de son Fils ». Elle est le premier et le plus parfait fruit de la Rédemption. En elle, l’Église contemple l’efficacité maximale de l’œuvre salvifique du Christ. Ainsi, célébrer l’Assomption de Marie ne diminue en rien la gloire du Christ, mais au contraire, la magnifie, en montrant jusqu’où sa grâce peut élever une créature humaine. Elle est le chef-d’œuvre de la grâce de son Sauveur.
Icône eschatologique de l’Église
Marie élevée au ciel est une image prophétique, une icône de la destinée finale de l’Église. La préface de la messe du 15 août la décrit comme « le commencement et l’image de ce que sera l’Église en sa perfection, et pour ton peuple qui chemine sur la terre, un signe de réconfort et d’espérance ». Ce que Dieu a accompli en elle de manière anticipée et singulière est promis à tous les fidèles à la fin des temps, lors de la résurrection de la chair. Elle est « la première en chemin » , la première-née d’entre les rachetés, nous assurant que notre destinée n’est pas la poussière du tombeau mais la gloire du Ciel, dans l’intégralité de notre être, corps et âme.
L’accomplissement du Magnificat
Enfin, l’Assomption est l’accomplissement ultime et éternel du cantique prophétique de Marie elle-même. Dans le Magnificat, elle chantait : « Il a jeté les yeux sur l’abaissement de sa servante […]. Il a élevé les humbles » (Lc 1, 48.52). Dans son Assomption, l’humble servante du Seigneur est littéralement « élevée » par Dieu au plus haut des cieux, où elle est couronnée Reine de l’univers, à la droite de son Fils. Son destin glorieux est la preuve éclatante que la logique de Dieu renverse celle du monde : ce n’est pas la puissance ou l’orgueil qui mènent à la gloire, mais l’humilité, la foi et le service. L’Assomption est le Magnificat chanté pour l’éternité.
V. Perspectives œcuméniques et dialogues
Le dogme de l’Assomption constitue un point important, et souvent difficile, du dialogue œcuménique.
La Dormition dans les Églises Orthodoxes
Avec les Églises Orthodoxes, la convergence est substantielle, bien que les divergences ne soient pas négligeables.
- Convergence : L’Orthodoxie partage la foi fondamentale en l’élévation corporelle de Marie au ciel après sa mort. La fête de la Dormition, le 15 août, est l’une des plus grandes solennités de l’année liturgique orthodoxe et constitue une source commune d’espérance dans la vie éternelle.
- Divergence : Les différences sont d’ordre théologique et ecclésiologique. Premièrement, l’Orthodoxie insiste sur la réalité de la mort naturelle de Marie, son « endormissement ». Deuxièmement, elle rejette le dogme de l’Immaculée Conception comme fondement de l’Assomption. Pour la théologie orthodoxe, Marie a été conçue dans le péché originel comme toute l’humanité, mais par une coopération exceptionnelle à la grâce divine, elle a été préservée de tout péché personnel tout au long de sa vie. Sa glorification découle de sa sainteté et de sa maternité divine, non d’un privilège initial. Enfin, et c’est un point crucial, l’Orthodoxie rejette l’autorité du Pape de Rome pour définir seul un dogme, une prérogative qui, selon elle, n’appartient qu’à un Concile Œcuménique réunissant l’ensemble de l’Église.
La critique protestante
Les traditions issues de la Réforme rejettent généralement le dogme de l’Assomption pour plusieurs raisons fondamentales.
- Objection du Sola Scriptura : L’objection principale est l’absence totale de fondement biblique direct. Pour une théologie fondée sur le principe de « l’Écriture seule » comme unique source d’autorité en matière de foi, une doctrine non explicitement enseignée dans la Bible ne peut être considérée comme divinement révélée ou obligatoire pour les croyants.
- Objection du Dogme Tardif : La proclamation en 1950 est souvent perçue comme la preuve qu’il s’agit d’une « invention » humaine tardive, étrangère à la foi apostolique originelle.
- Objection de la « Mariolâtrie » : Le dogme est fréquemment critiqué comme une exaltation excessive de Marie qui porte atteinte à la médiation unique du Christ (Solus Christus) et à la gloire qui n’est due qu’à Dieu seul (Soli Deo Gloria).
La réponse catholique à ces objections consiste à souligner que la Révélation divine est transmise non seulement par l’Écriture mais aussi par une Tradition vivante, dont la liturgie et le sensus fidelium sont des expressions authentiques. Elle distingue la croyance, qui est ancienne, de sa définition dogmatique, qui est moderne, cette dernière ne faisant que confirmer solennellement une foi constante. Enfin, elle insiste sur le caractère profondément christocentrique du dogme, où la gloire de Marie est entièrement dérivée de la victoire de son Fils.
Le débat sur l’Assomption révèle en réalité un fossé méthodologique plus profond. Il ne s’agit pas seulement d’une divergence sur Marie, mais sur l’épistémologie théologique elle-même : comment la vérité chrétienne est-elle connue, transmise et enseignée avec autorité? La critique protestante est logique dans le cadre du Sola Scriptura. La défense catholique est tout aussi cohérente au sein de son propre paradigme qui intègre Écriture, Tradition et Magistère. Le dialogue œcuménique sur ce point doit donc aborder non seulement le « quoi » (le dogme lui-même), mais aussi le « comment » (la méthode par laquelle chaque tradition parvient à ses conclusions).
Caractéristique | Église Catholique (Assomption) | Églises Orthodoxes (Dormition) | Protestantisme (Vision Générale) |
Croyance Fondamentale | Élévation en corps et en âme à la gloire céleste, à la fin de sa vie terrestre. | Endormissement (mort naturelle), suivi de la résurrection et de l’élévation en corps et en âme. | Croyance non scripturaire, donc rejetée. Marie a connu une mort humaine ordinaire. |
Fondement Principal | Tradition Sacrée, Liturgie, Sensus Fidelium, Magistère. | Tradition Sacrée, Liturgie, consensus patristique. | Sola Scriptura (l’Écriture seule). |
Lien avec le Péché Originel | Conséquence directe de l’Immaculée Conception ; préservée du péché, elle est préservée de sa conséquence, la corruption. | Marie a été conçue avec le péché originel mais a vécu une vie sans péché personnel par la grâce. Sa glorification est due à sa sainteté unique. | Le concept de préservation du péché originel est rejeté. Tous sont soumis au péché et à la mort. |
Statut Dogmatique | Dogme divinement révélé, défini ex cathedra en 1950. | Croyance universelle et partie de la Sainte Tradition, mais non définie comme un dogme formel par un concile œcuménique. | Non seulement non dogmatique, mais considéré comme une tradition humaine non fondée. |
VI. L’expression iconographique : théologie en couleurs
Les traditions iconographiques distinctes de l’Orient et de l’Occident ne sont pas de simples variations stylistiques ; elles sont des expressions visuelles de leurs accents théologiques respectifs. L’art ne fait pas qu’illustrer la croyance, il l’interprète et l’enseigne.
L’icône de la dormition
L’iconographie byzantine de la Dormition est remarquablement stable et théologiquement dense. La composition typique montre Marie étendue sur son lit de mort, sereine, entourée des apôtres affligés. Au centre, dominant la scène, se tient le Christ, qui tient dans ses bras l’âme de sa mère, représentée comme une petite figure emmaillotée de blanc. Cette iconographie est une véritable théologie en image : elle affirme la réalité de la mort de Marie (son corps gît sur le lit), la divinité du Christ (qui vient chercher l’âme), la pureté de cette âme (l’enfant), et la communion de l’Église (les apôtres). La composition est souvent statique, solennelle et contemplative, invitant à méditer sur le mystère de la mort comme un passage (transitus) sacré, présidé par le Christ lui-même.
La Peinture de l’Assomption
En Occident, surtout à partir de la Renaissance et de l’époque baroque, l’iconographie de l’Assomption prend une forme très différente. L’accent n’est plus mis sur le lit de mort, mais sur le mouvement ascensionnel et triomphal. Des artistes comme Titien ou Rubens représentent Marie vivante, le regard tourné vers le ciel, élevée sur des nuées par une multitude d’anges exultants. La composition est dynamique, verticale, souvent spectaculaire. Elle met en lumière la glorification du corps, la joie de l’événement et la destination céleste. Le tombeau vide, parfois visible en bas de la scène avec les apôtres stupéfaits, sert à souligner le miracle. Cette tradition visuelle exprime parfaitement l’accent théologique occidental sur l’Assumptio : la victoire sur la mort et l’entrée triomphale dans la gloire. La comparaison des deux traditions révèle comment l’art devient un discours théologique non verbal, rendant tangibles les différentes spiritualités qui animent la foi commune en la destinée glorieuse de Marie.
Le dogme de l’Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie est l’aboutissement d’un long pèlerinage de la foi de l’Église. Né des intuitions de la piété populaire face au silence des Écritures, narré dans les récits apocryphes, célébré dans la liturgie depuis les premiers siècles, et médité par les Pères et les Docteurs, il a trouvé sa formulation la plus solennelle dans la définition dogmatique de 1950.
Cette vérité de foi, loin d’être un privilège isolant Marie du reste de l’humanité, la place au cœur du mystère du salut. Profondément christocentrique, son Assomption est le fruit par excellence de la Pâque de son Fils, une manifestation éclatante de la puissance de sa Rédemption. En tant qu’icône eschatologique de l’Église, elle est le signe tangible de la destinée promise à tous les croyants : la résurrection de la chair et la vie éternelle. En contemplant Marie élevée corps et âme dans la gloire, l’Église voit son propre avenir et trouve un « signe d’espérance certaine et de réconfort ». En fin de compte, le dogme de l’Assomption renvoie au-delà de Marie, vers la puissance du Christ Rédempteur qui a vaincu le péché et la mort, et qui appelle tous les fidèles à partager sa victoire. L’Assomption est le Magnificat chanté pour l’éternité, un témoignage que Dieu a véritablement « fait de grandes choses » pour son humble servante, et à travers elle, pour toute l’humanité.
Répondre à Assomption de la Vierge Marie – Castelluna Annuler la réponse